Espace de libertés – Avril 2017

Rwanda: une violence structurelle toujours présente


International

Un entretien avec Filip Reyntjens

Dans un livre qui vient de paraître, Filip Reyntjens1 revient sur le génocide des Tutsi au Rwanda, perpétré d’avril à juillet 1994. Plus d’un demi-million de victimes ont été exterminées en cent jours. Mais, pour l’ancien expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda, ce n’est pas de l’histoire ancienne…

Espace de Libertés: Comment jugez-vous la situation actuelle dans la région? La violence reste-t-elle une donne à prendre considération?

Filip Reyntjens: Oui. Même si au Rwanda, il n’y a pas de violence très visible contrairement à ce qui se voit à l’est du Congo. De nombreux chercheurs observent pourtant une violence structurelle sur place, faite de ressentiment, voire de haine. Malgré tous les efforts de « désethnisation » entrepris par le pouvoir rwandais, les catégories identitaires Hutu-Tutsi restent présentes partout dans le pays. Cela se voit aussi dans des élites, même si publiquement personne ne le dira. Il y a toujours chez les Hutu, et c’était le cas avant le génocide, un complexe d’infériorité. Les stéréotypes autour des Tutsi sont également toujours bien présents et favorisent ce complexe. Le problème n’est pas résolu. Il pourrait l’être comme au Burundi avec la pacification ethnique, en l’institutionnalisant. Mais au Rwanda, il est interdit d’en parler et cela contribue à cette violence structurelle avec le risque de manipulation qui a conduit au génocide.

Pourtant, plus qu’un génocide basé sur la haine ethnique, vous citez divers travaux qui rappellent que sa première cause est l’utilisation de la violence faite par des élites pour se maintenir au pouvoir.

Tout à fait. On le voit très bien au début du génocide: les premières victimes sont des opposants hutus. Quant aux Tutsi, ils seront considérés dans leur globalité comme des opposants ou des alliés du FPR, le Front patriotique rwandais. Ils ont été victimes par un truchement politique: c’est une cinquième colonne potentielle. C’est pour cela que c’est un jeu d’élites. Plusieurs recherches ont démontré, en se basant sur des témoignages de condamnés, qu’il y avait moins de 10% de référence à la haine ethnique. C’est extrêmement révélateur.

L’autre aspect, c’est l’absence de recensement du nombre exact de victimes. Vous l’écrivez: ce fait permet au pouvoir en place de cacher les crimes commis par le FPR…

Oui, c’est la raison pour laquelle le FPR a refusé ce recensement. Il y a eu des propositions mais il a estimé que ce n’était pas prioritaire. Malheureusement, la polarisation est plus grande aujourd’hui qu’il y a vingt ans et la situation n’est pas propice à un échange honnête. Pour le FPR, ce genre de débat est forcément menaçant. Il s’est posé comme victime alors qu’il ne l’était pas réellement. Ce sont les Tutsi de l’intérieur qui l’ont été. Dès qu’on ose dire, comme je l’ai fait avec d’autres, que le FPR n’est pas que victime, mais aussi auteur de crimes, ce type de déclaration est profondément menaçant pour sa légitimité. Toute personne qui critique le FPR se voit opposer le type de discours qu’on tient à mon sujet, en prétendant que je nierais le génocide. Or, le 7 avril 1994, j’ai été le premier à dire à l’agence Reuters qu’un génocide était en train d’être commis… Mon discours n’a jamais changé.

Cette situation empêche-t-elle d’écrire l’histoire et d’en faire sa critique comme ça a été le cas pour d’autres génocides?

Oui. On pense à Vidal-Naquet et à son concept d’« assassins de la mémoire », pour qualifier ceux qui nient la Shoah. Il en va de même pour le génocide au Rwanda. Il y a incontestablement du négationnisme. Mais la lutte contre le négationnisme ne permet pas d’interdire la révision –dans le bon sens du terme– quand un pouvoir en place cherche à cacher des faits. Je revendique le droit d’écrire l’histoire. On peut à la fois dénoncer le génocide des Tutsi et dire que le FPR a commis des crimes. Un crime n’en compense pas un autre. Le génocide ne devient pas moins grave en dénonçant le FPR.

La question est-t-elle toujours un enjeu politique contemporain pour le Rwanda et pour la communauté internationale?

Oui, à commencer par la France… Sur cette question, les débats y sont très difficiles, voire violents. Il y a un courant critique vis-à-vis de la « Françafrique » et le rôle trop complaisant qu’elle a joué avec le pouvoir en place lors du génocide. Ce n’est pas le cas en Belgique, et cela peut paraître étonnant parce que le Rwanda a été sous tutelle belge. Ce qu’on peut reprocher à notre pays, c’est l’abandon du Rwanda le 7 avril 1994 avec le reste de la communauté internationale, abandon qui a mis fin à la mission de l’ONU sur place. C’est parce que nous sommes partis que le génocide a pu s’étendre. On aurait pu intervenir avant qu’il ne soit trop tard. On ne l’a pas fait. C’est une négligence coupable. Quant à la France, elle est accusée, en partie à juste titre, d’avoir activement soutenu un régime dont elle devait savoir qu’il n’hésitait pas à user de moyens violents pour rester au pouvoir.

À propos du TPIR, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, vous revenez sur les défauts qui ont émaillé son développement. Néanmoins, est-ce que la question du génocide au Rwanda a changé quelque chose en droit pénal international?

Oui, c’est vrai. S’il n’y avait pas eu le TPIR, cela aurait été un scandale. Après ce qui s’est passé au Rwanda, avec tant de victimes, mais aussi tant d’auteurs du crime, il fallait une justice. On peut regretter, et je suis assez bien placé pour le savoir en voyant son fonctionnement, que ce ne fut pas une justice de haute qualité. C’est regrettable. Il y a eu néanmoins des acquis notamment en ce qui concerne la définition de l’ethnie, problème majeur auquel a été confronté le tribunal. Le TPIR a aussi condamné des personnes coupables parmi les leaders du génocide. Par contre, et c’est mon reproche le plus important, ça a été une justice de vainqueurs. Cela signifie que si on ne perd pas la guerre, on ne sera pas poursuivi. Cela donne un sentiment d’impunité à ceux qui pensent qu’ils vont la gagner… Hier comme aujourd’hui.

 


(1) Filip Reyntjens est constitutionnaliste et politologue belge, professeur de droit et de sciences politiques à l’Université d’Anvers. Ses recherches portent principalement sur le droit constitutionnel, les politiques de développement et l’histoire de l’Afrique des grands lacs.