En cette année 2017, le monde protestant célèbre le 500e anniversaire de la publication des 95 thèses de Martin Luther, acte fondateur de la Réforme. L’Allemagne, l’élevant au statut de héros national, reconnaîtrait en lui un de ses pères fondateurs, voire l’inventeur de la Liberté. Quant au Pape, il rend hommage à « l’incompris ».
Selon la tradition, c’est le 31 octobre 1517 que ce turbulent moine augustin aurait affiché sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg ses 95 thèses. Dénonçant le commerce des indulgences et la corruption généralisée, il aspire à réformer l’Église de l’intérieur. Mais les faits s’enchaînent: le Pape l’excommunie; ses idées se diffusent rapidement grâce à l’imprimerie et… une nouvelle Église prend son essor. Elle sera rapidement soutenue par nombre de princes allemands –les Ernestins de Thuringe en particulier– qui y voient l’occasion de s’affranchir des levées d’impôts de la gourmande institution pontificale.
Ami de l’ordre établi
Les enseignements de Luther se heurtent vite à un malentendu et inspirent pour partie les masses paysannes qui s’engagent dans la guerre des rustauds (1525-1526). Le révolutionnaire en religion se révèle alors un redoutable défenseur de l’ordre établi. Luther désapprouve ce vaste mouvement radical et social. Si dans un premier temps, il en appelle à un règlement pacifique, il prend très vite le parti des princes et publie un libelle d’une violence extrême intitulé Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans, véritable appel au massacre des paysans révoltés. Sa réforme n’a nulle vocation sociale et son alignement sur les princes en sera la cruelle démonstration. Toutefois, cette alliance assoit définitivement son Église en devenir.
Un bouleversement politique accompagne donc la réforme religieuse. Plusieurs États allemands s’affranchissent du pouvoir des Habsbourg, restés catholiques. Les princes territoriaux sont les grands vainqueurs de la crise religieuse. Le principe voulu par Luther du « Cujus regio, ejus religio » (« tel roi, telle religion »), instauré à la Paix d’Augsbourg (1555), implique que les habitants d’un État doivent se rallier à la religion de leur prince. Les Églises luthériennes sont ipso facto devenues des Églises d’État. Autre conséquence, le luthéranisme définit l’autorité du prince sur le principe d’obéissance. « Le pouvoir politique et l’Église ne sont pas des organisations distinctes, mais seulement deux fonctions différentes d’un même corps social, le Corpus Christianorum. »1
Un antisémite virulent
L’époque n’était certes pas à la modération, mais la lecture de plusieurs des écrits du père de l’Église réformée dévoilent une personnalité violente et atrabilaire. En effet, dans plusieurs de ses pamphlets, il se révèle haineux envers: les sorciers, les Juifs, les Turcs, les papistes et autres « fanatiques », qui sont pour lui autant de visages du Diable.
Dans son traité Que Jésus-Christ est né Juif (1523), Luther se montre tout d’abord plutôt bienveillant à l’égard des Juifs –pourvu qu’ils reconnaissent leur erreur– et indique aux chrétiens d’œuvrer à leur conversion par la persuasion. Il changera. En 1543, Luther publie en effet trois traités d’une brutalité et d’une obscénité singulières, dont celui intitulé Des Juifs et de leurs mensonges vient de faire l’objet d’une édition critique en français2. Ici, point de salut pour les Juifs, même convertis. Luther met en garde les chrétiens contre toute tolérance envers eux. Aux arguments théologiques anti-judaïques traditionnels, il ajoute un antisémitisme moderne et prêche un mouvement d’éradication violente dont le programme est édifiant: il s’agit d’incendier les synagogues, raser les maisons, confisquer les livres, réduire les rabbins au silence (les tuer, le cas échéant), interdire l’usure, les séparer des chrétiens (entendez, les expulser)3.
« Il existe malgré tout une différence entre son antisémitisme, son antipapisme et sa crainte haineuse des Turcs: le Turc et le catholique n’avaient pas grand-chose à craindre des attaques de Luther, ayant de quoi se défendre; il pouvait, au contraire, nuire directement aux Juifs allemands, en les faisant expulser, et c’est ce qui se produisit. »4
D’aucuns rappelleront la nécessité de contextualiser ces écrits. Mais il est difficile de nier qu’ils ont joué un rôle dans l’histoire de l’antisémitisme allemand et qu’ils furent abondamment récupérés par l’idéologie nazie. Le malaise est profond et on reconnaîtra à l’Église Protestante Unie de Belgique, qu’elle a tenu à réaffirmer qu’elle ne pouvait commémorer le début de la Réforme sans se souvenir des déclarations de Luther dans ledit pamphlet et souhaitait s’en distancier.
Liberté de conscience et devoir d’examen
Finalement, « le protestantisme originel –et le luthéranisme plus que le calvinisme– continue à poser le même problème fondamental que l’Église romaine: comment l’homme peut-il être assuré de son salut? Il y fournit simplement une réponse différente. Ce salut continue à se jouer au sein d’une institution ad hoc, qui est l’Église »5. En effet, donner à penser que la liberté de conscience dans sa signification actuelle découle directement des enseignements de Luther, commémoration oblige, est un raccourci osé. C’est faire bien peu de cas du rôle joué par les humanistes, tel son contemporain Érasme, duquel il conteste la notion de libre arbitre, lui opposant avec virulence le concept de serf arbitre6. C’est aussi négliger l’héritage des philosophes et libres penseurs qui suivront, mais ceci est un autre et vaste sujet.
La Réforme établit, il est vrai, un christianisme sans clergé et Luther postule une conscience individuelle soumise à la seule Bible. Toutefois, il n’est pas prêt de reconnaître la liberté de conscience des autres. Quant à celle de ne pas croire… Dans le protestantisme, le « devoir d’examen » constitue un principe religieux, mais comme l’écrivit Furetière, « l’examen n’est qu’un beau mot même dans les sociétés protestantes, que la pratique dément partout »7. Bien sûr, on reconnaîtra à Luther « d’avoir joué un rôle dans la genèse d’un processus de civilisation qui va vers la laïcisation »8, à savoir la mutation menant à l’installation de l’État moderne, mais il est marginal et assurément indépendant de sa volonté.
(1) Roland Crahay, « Le rôle de Luther dans la laïcisation de la société », Michèle Mat et Jacques Marx (édit.), dans Luther: mythe et réalité, coll. « Problèmes d’histoire du christianisme », n°14, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1984, p. 121.
(2) Des Juifs et de leurs mensonges, par Martin Luther, Paris, Honoré Champion, 2015, 212 p.
(3) « De l’antisémitisme et des mensonges de Martin Luther », interview de Pierre Savy, émission « Tire ta langue », France Culture, 15 mars 2015.
(4) Henri Plard, « Sur l’antisémitisme de Martin Luther », dans Luther: mythe et réalité, p. 62.
(5) Roland Crahay, ibid.
(6) 1524, Érasme publie son Essai sur le libre arbitre ; 1525, Luther lui répond dans Du serf arbitre.
(7) Cité dans Jean-Pierre Devroey, Réflexion historique sur le libre examen, Digithèque de l’Université libre de Bruxelles.
(8) Roland Crahay, ibid.