Une rencontre avec Asli Erdoğan
La romancière turque Asli Erdoğan a été arrêtée une première fois le 17 août 2016. Libérée après 132 jours de détention sans procès, elle était à nouveau convoquée ce 14 mars mais l’audience a été ajournée. Statu quo, donc, pour celle dont le tort est d’avoir collaboré à un journal proche du mouvement kurde. En attendant de nouveaux développements, il lui est interdit de quitter le pays. Le 11 janvier dernier, elle a donné une interview que nous reproduisons ci-dessous avec l’aimable autorisation des auteurs et de l’hebdomadaire français L’Obs.
Espace de Libertés: Quelles sont les charges retenues encore contre vous?
Asli Erdoğan: J’ai été relâchée de prison, mais pas disculpée. Comme les autres personnes du comité d’administration du journal prokurde Özgür Gündem, je suis accusée de toutes sortes de crimes terribles: d’être l’un des chefs d’une organisation terroriste, de faire de la propagande… Mais la pire des accusations qui me visent est celle d’avoir conspiré à détruire et à diviser l’État turc. C’est la charge définie par l’article 302 du Code pénal, qui est passible de la réclusion à perpétuité. D’ordinaire, elle ne s’applique qu’à des actes de terrorisme de violence extrême, comme les attentats. C’est la première fois que cette accusation vise des journalistes et des éditeurs. Pourtant le procureur lui-même a admis qu’il n’y avait pas de preuves de notre appartenance à une organisation terroriste, ce qu’a reconnu le juge. Au regard de la loi, l’affaire est donc plus ou moins terminée, sauf pour les accusations de propagande, qui ne sont passibles, elles, que de deux ou trois ans de prison. C’est un progrès! Mais il n’y a plus de lois en Turquie. Un juge peut revenir sur sa décision à tout moment s’il reçoit un coup de fil du pouvoir. Et je suis à leur merci.
Vous avez écrit un livre sur la prison, l’enfermement, sans l’avoir vécu. Depuis, vous avez passé quatre mois et demi dans la prison de Bakirköy. Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans cette expérience?
Le bâtiment de pierre est une parabole sur la notion d’enfermement. Je n’ai pas voulu faire une description réaliste de la prison, et les gens qui ont lu mon livre, les prisonniers en particulier, m’ont dit: « On voit que vous ne connaissez pas la prison. » Ils le sentaient. Maintenant que je suis passée de l’autre côté, je comprends ce qu’ils voulaient dire. Moi aussi, désormais, quand je lis un auteur, je sens tout de suite s’il a fait l’expérience de l’incarcération. Paradoxalement, les descriptions de la prison sont plus puissantes si l’auteur n’y a jamais été. Car lorsque vous vivez une expérience aussi extrême, vous devez la rationnaliser. Pour pouvoir continuer à vivre, vous édulcorez les images qui vous viennent. L’horreur ressentie. C’est ce qu’a bien expliqué Jorge Semprún dans un de ses livres: ceux qui ont subi la torture n’en parlent pas en des termes grandiloquents. Entre eux, ils se donnent quelques détails. « Quels instruments ont-ils utilisés? », c’est précis et concis. Je ne suis pas sûre de pouvoir faire de la poésie d’après ce que je viens d’expérimenter à la prison.
Comment s’est déroulée votre arrestation?
Ce sont près de cent hommes qui ont encerclé mon domicile, ont fait irruption chez moi en hurlant. Des soldats encagoulés qui m’ont tenue en joue avec leurs armes automatiques. La perquisition a duré huit heures, ils ont retourné les 3.500 livres de ma bibliothèque et ont confisqué tous ceux qui concernaient la question kurde. C’est la garde à vue au commissariat qui a été l’expérience la plus difficile. Je n’ai pas eu d’eau pendant vingt-quatre heures. Par comparaison, lorsqu’on est enfin incarcéré, c’est comme d’arriver dans un hôtel cinq étoiles! Pourtant ma cellule était répugnante et glaciale. Mais, petit à petit, on apprend à survivre. Mes voisines m’ont fait passer du thé, et puis j’avais des gens à qui parler, presque la liberté! En fait, la prison, c’est un peu comme lorsque vous attendez un train qui n’arrive pas dans une gare où souffle un vent gelé. Imaginez, vous attendez trois heures, trois mois, trois ans. On ne sait pas. J’avais tellement froid que je remplissais des sacs en plastique avec de l’eau chaude et les mettais contre moi. Un soir, l’un s’est percé, j’ai été inondée, mais heureusement pas brûlée. Des autres ailes de la prison nous parvenaient les cris et les terribles disputes des femmes prisonnières entre elles. Mais dans notre aile, celle des prisonniers politiques du PKK, les femmes savent contrôler leurs émotions. Et puis ces femmes kurdes ont eu pitié de ma santé fragile et m’ont protégée. J’ai même pris des cours de kurde!
Coups d’État, régimes militaires: la Turquie est-elle un pays où la violence est intrinsèque?
J’ai connu deux régimes militaires. Tous mes amis nés entre 1955 et 1964 ont connu la prison et souvent la torture. Il y a eu les années 1990, qui ont été terribles pour les Kurdes. De 2003 jusqu’à 2010, pendant les débuts du parti de l’AKP, il y a eu une accalmie. Mais aujourd’hui la situation est encore pire pour les Kurdes et les opposants. Oui, la violence est persistante dans ce pays.
Comment l’expliquez-vous?
En fait, en Turquie, si vous mentionnez le génocide arménien ou la question kurde, le citoyen moyen se fâche. C’est toujours la faute de l’autre, de celui qui est accusé de vouloir affaiblir la nation. Il n’y a eu aucun travail de mémoire. En réalité, je pense que l’Occident et la Turquie ont raté une opportunité. Si la Turquie était entrée dans l’Europe, cela aurait contribué à stabiliser le Moyen-Orient. Avec une frontière commune avec la Syrie, l’Europe se serait impliquée dans la guerre; alors qu’aujourd’hui la Turquie se rapproche de plus en plus de l’Orient, tandis que l’Europe est happée par la crise des migrants et sa lutte contre Daech.
Et les autres prisonniers, allez-vous œuvrer à leur libération?
Mais comment faire? Il est impossible de les défendre un par un, ils sont trop nombreux! Imaginez que près de 50.000 personnes ont été arrêtées ces derniers mois… La prison était bondée, et chaque jour des gens arrivaient. Tous se demandaient de quoi on allait les accuser. D’appartenir au PKK ou à l’organisation de Fethulla Gülen? C’était une expérience tragi-comique. Lors de mon arrestation, j’ai été prise dans une longue file d’attente de 300 soldats qu’on venait aussi d’arrêter. Dans le tribunal où j’ai été jugée, j’ai assisté à l’interpellation d’un juge après un jugement qui avait déplu… Plus de 2.500 juges ont été incarcérés. Alors le pouvoir est obligé d’enrôler de jeunes étudiants qui ne connaissent rien. J’ai dû aider le policier qui a pris ma déposition, il n’avait aucune expérience… Même un de mes geôliers, accusé d’être trop populaire parmi les prisonniers, a été arrêté quand j’étais en prison. Cent cinquante journalistes sont aussi derrière les barreaux, et ils font l’objet de négociations entre l’Ouest et le pouvoir turc. On pourrait dire que ce n’est pas la catégorie la plus visée, mais il est capital aujourd’hui de continuer à s’exprimer envers et contre tout et il faut se mobiliser pour leur libération.
Que comptez-vous faire?
Je n’écrirai plus d’éditos politiques, j’ai peur de retourner en prison. Je ne pouvais plus rester silencieuse, mais je suis une romancière avant tout. Je veux me remettre à la littérature. Je devais partir au Danemark, où j’ai obtenu une bourse, mais mon passeport est confisqué. Donc je ne sais pas. Je suis vulnérable. Plus rien n’est entre mes mains.
Cette interview a été publiée une première fois dans L’Obs sous le titre « Asli Erdoğan: “J’ai été relâchée de prison, mais je reste à la merci du pouvoir” », le 26 janvier 2017.