Espace de libertés – Avril 2017

Conjuguer apprentissage de la liberté et de la démocratie?


Dossier
À l’heure où notre société connaît de nombreux replis communautaires, à l’heure où l’école s’appuie massivement sur des logiques de séparation (académiques, ethniques ou religieuses), il convient de plaider pour un enseignement rassembleur et émancipateur. C’est justement la vocation du cours de philosophie et de citoyenneté.

Oui, grâce au CPC! Il faudrait avoir vécu sur une autre planète ces deux dernières années pour ignorer que, depuis cette rentrée scolaire 2016, les élèves de l’enseignement primaire officiel bénéficient d’un cours de philosophie et de citoyenneté (CPC). Une heure pour tous, deux heures pour ceux qui n’ont pas pris l’option religion ou morale. Cette même réforme est attendue pour la rentrée 2017 dans le secondaire.

Qu’est-ce que l’enseignement de la philosophie, si ce n’est celui de la liberté et de la raison critique.

Koïchiro Matsuura
Directeur général de l’UNESCO, 2007

Les objectifs ambitieux du CPC

L’exposé des motifs du décret qui porte la création de ce nouveau cours1 témoigne de l’ambition du législateur: « L’objectif principal […] est de favoriser les conditions permettant aux élèves provenant d’horizons différents de construire ensemble une société pluraliste, durable et harmonieuse. Il est en effet souhaitable d’offrir aux élèves un espace commun dans lequel ils pourront découvrir les différents courants philosophiques et religieux, ainsi que les textes fondateurs des sociétés démocratiques. Ils pourront y débattre en toute liberté, développer leur sens critique et argumentaire, et apprendre à découvrir comment divergences et convergences peuvent s’articuler. Le repli sur soi peut susciter comportements violents, incivisme, intolérance, et difficultés à se remettre en question. »

L’instauration de ce cours est évidemment une victoire pour le mouvement laïque. Mais une victoire en demi-teinte, parce qu’elle incarne un fâcheux compromis à la belge. En effet, l’idéal eut été que les enseignants dussent disposer de titres pédagogiques adéquats et d’organiser d’emblée deux heures de CPC pour tous les élèves. La formule retenue du 1h + 1h est à la fois un non-sens pédagogique (que faire en une heure?) et un non-sens citoyen (comment justifier qu’on sépare les élèves pour la deuxième heure?). Il suffit pour s’en convaincre de questionner les enfants: la deuxième heure se transforme au mieux en bonus pour ceux qui bénéficient d’un enseignant compétent et avenant; au pire en un bricolage incompréhensible pour les autres qui ne comprennent pas pourquoi on les sépare de leurs camarades pour leur deuxième heure de CPC. Et que dire de ceux qui restent assignés à un cours de religion ou de morale imposé par leurs parents?

Et puis, surtout, que penser de la situation des élèves des écoles confessionnelles, privés du bénéfice d’un véritable cours? Ces élèves auront certes une éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC) transversale et dispersée dans les autres matières (français, histoire, éveil… et religion). Mais à quoi se réduisent le plus souvent les compétences transversales? À peau de chagrin…

En tout cas, une inégalité flagrante entre élèves se trouve ainsi légalisée et un mur de plus a été érigé entre les réseaux. En l’état, ce modèle sépare alors même qu’il devrait rassembler. C’est d’ailleurs cette différence de traitement qu’a pointée le Conseil d’État2: la liberté d’enseignement doit toujours se mesurer à l’aune de l’intérêt supérieur de l’enfant. Mais le législateur ne l’a pas entendu.

Finalement, cette péripétie démon­tre l’existence de deux conceptions radicalement opposées. D’un côté, il s’agit de doter l’enfant d’une pluralité de références et d’instruments de pensée afin de le rendre apte à son auto-détermination (développer l’autonomie du sujet); tandis que de l’autre, il s’agit d’ancrer l’enfant dans un système de valeurs – voire un dogme – avant de le laisser s’ouvrir à d’autres références (développer une identité du sujet conforme à sa famille, sa communauté).

Renommer les termes du débat

L’Unesco plaide en faveur de l’enseignement de la philosophie dans tous les pays comme gage de liberté et de développement de la raison critique. Dans un rapport publié en 2007, l’institution onusienne pointait la Belgique comme mauvais élève en matière d’enseignement de la philosophie et fondait sa critique sur… l’existence des cours de religion et de morale.

C’est qu’en effet, on se trompe de débat en Belgique. Au départ, il s’agissait de savoir s’il fallait remplacer l’éducation religieuse par une éducation morale, civique ou, plus récemment, par un enseignement de la philosophie. Mais ne conviendrait-il pas enfin de distinguer clairement les deux débats? Les cours de religion (auxquels on a malencontreusement associé ceux de morale) ne sont pas des cours de philosophie, ils ne l’ont jamais été, et la question du maintien ou non des premiers doit être dissociée de celle du renforcement de l’enseignement de la philosophie. La théologie, même si elle emprunte partiellement à la philosophie, repose sur le postulat de l’existence de Dieu (et de la vérité de la révélation divine). Philosopher, c’est tout le contraire, c’est rompre avec la doxa3, c’est faire un pas de côté face aux prénotions, nous rappelle Antoine Janvier4.

Si rien n’empêche de maintenir, par ailleurs, une éducation religieuse à l’école, ce débat doit être impérativement dissocié de celui de l’enseignement de la philosophie. Car contrairement à ce que prétendent certains, religion et philosophie ne se superposent pas et la citoyenneté doit être dissociée d’une religion.

Oui donc, le mouvement laïque continue de plaider pour que les élèves de toutes les écoles suivent deux heures de philosophie et de citoyenneté par semaine. Parce qu’il s’agit d’une matière fondamentale qui justifie un cours spécifique qu’aucune leçon de religion ne peut remplacer.

 


(1) Exposé des motifs: décret relatif à l’organisation d’un cours et d’une éducation à la philosophie et à la citoyenneté – D. 22-10-2015.

(2) Conseil d’État – section de législation, avis 57.989/2/V du 7 septembre 2015.

(3) Du grec dokéo qui signifie « sembler », « paraître » ou « avoir l’apparence ».

(4) Intervention d’Antoine Janvier, maître de conférence en philosophie à l’ULg, lors du XXIXe colloque de la laïcité « Cours de philo et de citoyenneté: du rêve à la réalité », Molenbeek, 4 mars 2017.