Espace de libertés – Avril 2017

« Faire un pas de côté par rapport aux idées reçues »


Dossier
Antoine Janvier est enseignant et chercheur en philosophie à l’Université de Liège. Il a participé à la rédaction du Référentiel de compétences terminales pour le cours de philosophie et de citoyenneté que suivront, dès septembre, les élèves du secondaire.

Espace de Libertés: Finalement, le CPC est-il un cours de philosophie?

Antoine Janvier: Je parlerais plutôt d’un cours organisé autour de la philosophie et qui prend pour objet la citoyenneté. On y abordera les grands enjeux contemporains qui font l’actualité de la citoyenneté. Le champ est très vaste. On pourra y parler des questions migratoires, environnementales ou éthiques. Les grandes questions de société, considérées comme autant d’objets de réflexion, seront au cœur du cours. Un axe central sera la construction du sujet. En discutant des notions de liberté et de déterminisme, par exemple. L’objectif est de pratiquer la citoyenneté via le débat et l’argumentation.

Cette approche de la citoyenneté par la philosophie s’appuiera-t-elle sur l’étude d’auteurs classiques?

Il n’y a pas qu’une seule réponse à cette question brûlante. Cela n’aurait aucun sens d’asséner: « Nous allons étudier des auteurs de la primaire à la rhéto. » Nous privilégions une étude progressive de certains auteurs, à partir de la quatrième primaire. La question de l’âge est essentielle. On peut lire des philosophes à partir du deuxième degré, mais encore faut-il savoir comment et dans quelles proportions. Le problème, c’est que la philosophie effraye. Beaucoup pensent que cette matière est trop complexe. Et c’est vrai qu’il n’est pas toujours aisé de passer par la lecture des philosophes. Il est important de souligner que les auteurs ne sont pas réservés à une élite. L’enjeu est de trouver les modalités d’initiation pertinentes qui pourront varier en fonction des contextes. Certaines classes seront plus enclines à lire des textes, d’autres des extraits de textes comme base d’argumentation, d’autres encore des capsules audio ou vidéo. Une classe qui fait beaucoup de mathématiques pourrait être intéressée par le calcul intégral dont les bases ont été posées par le philosophe Leibniz. Rappelons que ce n’est pas un cours de philosophie. Si on parle de Platon, ce n’est pas pour l’érudition mais parce que sa pensée éclaire le lien entre savoir et pouvoir.

Le but est surtout d’apprendre aux élèves à se démarquer, à faire « un pas de côté » par rapport aux idées reçues.

La finalité de ce cours, est-ce d’apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes?

Le but est surtout d’apprendre aux élèves à se démarquer, à faire un pas de côté par rapport aux idées reçues, aux évidences, aux vérités toutes faites. C’est un enjeu énorme. L’idée est d’avoir un rapport critique à soi, à sa culture, à sa façon de penser. Ce n’est pas dans un esprit de critique négative, mais plutôt dans celui d’une mise à distance.

En quoi ce cours est-il différent du cours de morale non confessionnelle?

Le but ne sera pas de demander aux élèves d’exprimer leur opinion, ancrée dans une conviction, mais bien de leur apprendre à effectuer un « pas de côté » par rapport à ces mêmes convictions, afin qu’ils puissent penser par eux-mêmes à l’issue du cursus. Il existe donc une différence d’approche d’avec le cours de morale. Certes, celui-ci peut parfois s’apparenter à un travail philosophique mais autour de positionnements personnels. Ici, l’idée n’est pas de partir d’un avis individuel et de travailler autour, mais d’apprendre une discipline, avec son corpus, en s’aidant des sciences humaines et sociales. L’angle est tout à fait différent.

Mais dans la pratique quotidienne, les cours de certains professeurs de morale ressemblent à ce que vous décrivez…

Concrètement, de nombreux professeurs proposent un cours de philosophie en « morale ». Mais ce cours prend souvent son ancrage dans une culture « laïque ». C’est d’ailleurs cette orientation dans le champ des convictions qui a conduit à l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Le cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté s’est fait parce qu’il manquait une approche critique de la citoyenneté commune aux élèves. Le législateur a décidé que cette approche serait philosophique, ce qui implique un décalage par rapport à ses convictions.

Les cours convictionnels sont pourtant appelés « philosophiques »…

Par un retournement ironique de la formule, ces cours –qui relèvent de la conviction– sont en effet dits « philosophiques ». Lorsque Platon « crée » la philosophie, c’est en rupture avec la doxa, l’opinion. En Belgique, les cours dits « philosophiques » sont organisés autour de l’opinion personnelle. Ce qui est contradictoire. Avec le cours de philosophie et de citoyenneté, les élèves ne prennent pas partie pour un courant, pour un système de valeurs ou pour une opinion déterminée. Cela permet de sortir de l’impasse, on ne considère pas du tout que la citoyenneté serait une religion plus large que les religions. Le renforcement de la dimension philosophique est un renforcement de la critique à l’égard de tout courant de pensée.

Le cours de morale n’est-il quand même pas un peu à part dans le domaine convictionnel?

Le cours de morale a suivi une double évolution contradictoire. D’un côté, il s’est davantage orienté vers la philosophie car, depuis 2007, les « titres requis » pour le prodiguer sont un master ou une agrégation en philosophie. Les « philosophes » sont donc prioritaires pour donner le cours. De plus, il a été décidé qu’au troisième degré, les élèves y seraient initiés à la notion de philosophie. Mais dans le même temps, le cours de morale non confessionnelle s’est de plus en plus inscrit dans la perspective du libre examen. En 1994, il a été décidé que les professeurs de morale ne seraient pas soumis à l’exigence de neutralité. C’est à partir de ce moment que ce cours s’est davantage inspiré du libre examen.

Mais des professeurs de morale ou de religion vont donner ce cours de philosophie et à la citoyenneté. Cela ne brouille-t-il pas le message?

Dans un premier temps, pour des raisons d’emploi, les professeurs de religion ou de morale vont avoir la priorité pour donner ce cours. Mais ces enseignants devront probablement suivre une formation supplémentaire. Dans un second temps, il sera décidé quels sont les titres requis des enseignants d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté.