Espace de libertés – Avril 2017

Coup de pholie

Supposons qu’afin de dissoudre son doute, lever sa procrastination, Hamlet enterre sa vie de personnage de fiction et, profitant d’un lecteur complice, s’arrache au royaume des livres. Le voilà catapulté dans les vapeurs du XXIe siècle, sur la scène d’un Elseneur mondialisé.

Moi Hamlet, Hamnet, fils mort du grand William, je viens serrer la main d’un siècle qui n’a plus que des moignons. Aussi loin que mon regard porte à l’horizon, un ciel qui est un chef-d’œuvre de sang piqueté d’étoiles éteintes. Chaussés de brodequins, mes pieds ne foulent que des crânes. Des crânes d’humains, d’éléphants, de baleines. Tous les crânes sur lesquels je trébuche à Alep, Damas, Ramadi, Mossoul, au Niger, au Mali, au Tchad, au Nord-Kivu, à Guantanamo s’appellent Yorick. Comment te trouver, père, sur une planète où les spectres pullulent? Pour un vivant, il y a trois fantômes que le premier ne détecte pas. XXIe siècle, ne te dérobe pas, je consigne tes hauts faits, ton lignage. L’équivalence de certains hommes et des rats m’a été révélée par Polonius. Sur la scène du monde, des rongeurs se déchirent. Ne trichez pas. Je vous reconnais.

Richard III, hideux serpent boiteux, Macbeth I, II, III et vos Bloody Ladies en robe Gucci et diamants de sang recyclé, ô sérénissime sénile roi Lear, dear eunuque Claudius, vous ma non-mère Gertrude, vous êtes tous là, affublés d’autres noms que mes lèvres peinent à former tant ils sont torves, Donald Trump, Poutine, Bachar el-Assad, Omar el-Béchir, Kim Jong-un… Je quitte un songe pour une nef de fous filant dans le brouillard. Mon âme élisabéthaine saigne, Prospero le duc de Milan et sa fille Miranda emprisonnés, Cordelia assassinée et ces essaims de jeunes filles ophéliaques qui flottent dans les eaux de ma conscience malade. En guise de femme, je ne veux que des saules-nénuphars.

Guerre de Cent Ans, guerre des Deux-Roses, dans le ventre mou de ce siècle, vous enfoncez vos épines. Nouveaux croisés férus de massacres religieux, combattants du croissant, guerriers dévastateurs du Nord, dévoilez vos vrais visages, antiques, parcheminés. Rosencrantz et Guildenstern, pour qui travaillez-vous? Pour le bouffon blond, les démons rongés de vers? Les orteils des paysans, des ouvriers s’apprêtent à écraser les tiares des rois. Tout est complot, musique du sépulcre. Mon père, William, ramenez-moi dans votre silence.