Autour du CPC, le débat fait rage. Notamment dans la presse où l’on a tendance à noircir le tableau (sans jeu de mots…). Il est un fait que certaines situations sont ubuesques. Mais six mois après le lancement du CPC dans le fondamental et six mois avant son arrivée dans le secondaire, que penser de ce qui apparaît comme la mutation la plus importante que l’enseignement ait connu en Belgique francophone depuis bien longtemps? Espace de Libertés a réuni quatre acteurs de premier plan pour en débattre librement sans tabou, sans parti pris, sans censure et sans autre intention que d’apporter un peu de clarté.
Invités: Michel Desmedt, inspecteur des cours de religion catholique; Salah Echallaoui, inspecteur des cours de religion islamique et président de l’Exécutif de musulmans de Belgique; Pierre-Stéphane Lebluy, professeur de morale, initiateur (aujourd’hui démissionnaire) du Collectif des professeurs de morale; Jean Leclercq, professeur de philosophie à l’UCL qui s’exprime ici à titre personnel.
Espace de Libertés: Quel bilan tirez-vous de ces six mois d’existence du CPC dans le fondamental?
Pierre-Stéphane Lebluy: L’organisation du CPC est très compliquée, beaucoup de collègues ont des difficultés à se déplacer, à s’intégrer, à prendre pied dans leur classe et à appréhender la matière. D’après les témoignages que je reçois des uns et des autres, c’est très lourd.
Michel Desmedt: Je pense aussi qu’on risque un fiasco. C’est un beau projet mais qui est le fruit de compromis entre deux partis politiques. Il y a des aspects qui n’ont pas été vraiment pensés, tout s’est fait dans la précipitation.
Salah Echallaoui: Je suis optimiste et pessimiste à la fois. Je pense qu’il était nécessaire d’organiser le CPC. Pendant des années, dans le cadre de l’élaboration d’un Référentiel, nous avons travaillé avec les collègues inspecteurs pour rencontrer ce besoin de philosophie et de citoyenneté. Mais le monde politique a voulu introduire un tout nouveau cours, complètement séparé des cours de religion et de morale (R/M) existants et certains engagements comme celui de la sauvegarde des emplois n’ont pas été tenus. En ce qui concerne l’organisation, les PO (Pouvoirs Organisateurs) manquaient d’information. Certes, des directeurs et certains PO ont compris comment gérer la situation, mais d’autres n’ont toujours pas bien saisi comment répartir les heures et comment garantir l’emploi de leurs professeurs. Par exemple, on a un cas où trois professeurs donnent cours à cinq élèves en même temps. C’est la seule solution qu’on a trouvée!
Le monde politique a été extrêmement courageux et lucide.
Jean Leclercq: Ce dossier est en chantier depuis 25 ans. Nous sommes actuellement dans une période compliquée et il y a effectivement des problèmes organisationnels. Mais le monde politique a été extrêmement courageux et lucide. Il aurait très bien pu laisser ce dossier de côté ou le traiter en fin de mandature, mais il l’a pris au sérieux et avec un sens du compromis. Fondamentalement, reconnaissons aussi qu’il y a un problème de fond avec les « cours philosophiques ». C’est un système de ségrégation des étudiants. Quel est encore le sens, au XXIe siècle, de répertorier un enfant en fonction de prétendues identités religieuses dont les sociologues nous disent qu’elles sont flottantes et mutantes, au point de parler de «bricolage religieux»? Et, nous, dans notre système scolaire, nous voudrions orienter les élèves dans une direction bien spécifique dès l’âge de 5 ans?! Nous leur donnons en réalité de très mauvais outils pour appréhender le vivre-ensemble: nous les séparons. Et nous savons bien que ceci a des conséquences graves. Cette réforme représente le plus grand chantier politique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Tous les acteurs principaux de la démocratie y ont été impliqués: les acteurs de terrain mais aussi la Cour constitutionnelle, le Conseil d’État, le gouvernement, le Parlement. C’est un dossier qui offre du progrès sociétal, du progrès éducatif, et je crois que nous devons mettre toute notre énergie à l’accompagner.
Pierre-Stéphane Lebluy: Si la mise en place de ce cours a été si complexe, c’est à cause de la Constitution belge qui, contrairement à la Constitution française, n’indique pas clairement une séparation entre l’État et les cultes; en tout cas pas aussi nette.
Salah Echallaoui: Je pense que le politique ne visait pas le remplacement des cours de R/M dans les écoles. Et le motif n’était pas que les élèves sont divisés en différents groupes parce qu’ils sont déjà séparés dans d’autres cours. Notamment les cours de langue, les cours à option, latin, sciences économiques…
Mais, dans ce cas-là, ils ne sont pas divisés sur base identitaire…
Salah Echallaoui: Tout dépend comment on voit le plan identitaire. Les cours de R/M ont beaucoup évolué vers le questionnement, la réflexion. Ce sont aujourd’hui des cours qui ont pour but d’amener les élèves à réfléchir sur leur foi, et non plus du catéchisme, de l’endoctrinement ou de la dogmatique. L’école ne peut pas échapper aux débats de société et les différentes religions font partie du paysage socioculturel et cultuel de notre pays. Le décret « Missions »1 fixe parmi ses priorités de développer la personnalité de chaque élève, cela veut dire qu’on doit essayer d’accompagner l’enfant dans différentes dimensions y compris sportive, artistique… et pourquoi pas aussi religieuse?
Le CPC ne permet pas une approche comparative des religions?
Salah Echallaoui: C’est autre chose. L’approche comparative des religions et le questionnement de la religion sur elle-même par ceux qui y adhèrent n’ont ni les mêmes buts, ni les mêmes objectifs. Pour en revenir à la Constitution: en Belgique, on a souvent tendance à faire référence au modèle français qui, je pense, n’est pas un modèle à suivre. C’est une laïcité antireligieuse et revendicative qui devient elle-même une religion d’État. La Constitution belge, elle, prévoit la neutralité de l’État et l’on peut parler dans ce cas de « laïcité inclusive » et pas d’une laïcité qui exclut tout ce qui est convictionnel et d’ordre philosophique et spirituel. Mais nous sommes dans un pays à deux vitesses: les lois sont les mêmes et pourtant l’arrêt de la Cour constitutionnelle a été suivi du côté francophone mais pas du côté néerlandophone où les cours de religion sont toujours organisés en deux heures par semaine. Et on n’y parle pas d’un cours de citoyenneté. Attention: je ne suis pas contre le CPC, au contraire! Pour moi c’est un cours qui apporte beaucoup à l’élève, s’il est bien donné et si les enseignants sont bien formés. Y compris au niveau de l’approche des différentes religions. Mais l’approche philosophique, ça se discute. Est-ce qu’il s’agit d’un cours de questionnement philosophique ou un cours de philosophie? Et s’il s’agit d’un cours de philosophie, est-ce qu’on y abordera toutes les approches philosophiques, y compris la philosophe arabe et musulmane et son apport à l’humanité?
Michel Desmedt: Jean Leclercq a pris la défense du politique. Je ne suis pas d’accord. Je pense que le monde politique n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout. Il y a eu un jeu de marchands de tapis entre deux partis. Chacun a défendu son beefsteak et on est arrivé à un compromis qui n’est pas à la hauteur du projet, tout simplement. Je trouve que, là, les politiques ont manqué de courage.
Jean Leclercq: Je ne prends pas la défense du politique. J’ai parlé tout à l’heure de compromis, c’est la réalité de notre système politique. Mais j’attire aussi l’attention sur le fait qu’une réflexion de fond a été engagée sur notre Constitution. La partie francophone du pays a pris les choses en main d’une façon radicale et prospective. En Flandre, rien n’est organisé et, donc, les parents préfèrent voir un enfant scolarisé, quelle que soit la matière. Nous sommes dans un pays où les religions sont reconnues et enseignées. Mais fondamentalement voulons-nous, oui ou non, de la citoyenneté dans l’enseignement? Voulons-nous vraiment réformer, revoir, relire, de façon moderne – ou postmoderne – le rôle de l’école et la place des religions? Je dis qu’il y a urgence.
Toute la réflexion autour de ce cours, elle découle d’un déclic: Charlie Hebdo…
Nous sommes dans une période de transition et, donc, tout cela est encore en devenir?
Pierre-Stéphane Lebluy: Le prochain gouvernement devra revoir le système de l’heure unique allouée au CPC parce que les compétences pour le secondaire sont très riches et qu’il est impossible d’y arriver en une seule heure de cours. Même avec deux heures et avec des gens qui ont l’habitude du questionnement, c’est compliqué. Mais d’autres facteurs entrent en ligne de compte. Auparavant, avec un gosse qui rentrait en septembre, il fallait un mois, un mois et demi, pour partir vers quelque chose. Aujourd’hui, sur le terrain et en fonction des écoles encore, le mois et demi devient deux mois, trois mois, et parfois il faut attendre décembre pour commencer à pouvoir travailler avec eux et les amener à autre chose que de « l’affrontement ». Il faut tenir compte de tout ça. Deux heures, c’est un minimum. Toute la réflexion autour de ce cours, elle découle de quoi? Elle découle d’un déclic: Charlie Hebdo… C’est au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo qu’on a commencé à en parler à voix haute. C’est à ce moment-là que la classe politique a eu le courage de sortir sur ce sujet.
Mais cela avait commencé dès les années 1990?
Jean Leclercq: Oui mais jusque-là la classe politique se taisait sur toutes les lignes. Elle avait peur de la « guerre scolaire »… Il y a heureusement eu des constitutionnalistes pour les orienter dans la pensée!
Pierre-Stéphane Lebluy: C’était un des facteurs pour lesquels elle se taisait. Le cdH se positionnait par rapport à son électorat, le PS et le MR aussi et ainsi de suite. Ils prennent enfin le taureau par les cornes juste après Charlie Hebdo et puis viendra le coup d’accélérateur donné par la Cour constitutionnelle.
Jean Leclercq: C’est très important. Et c’est pour ça qu’il faut donner de l’amplitude démocratique à ce problème qui touche à la Constitution et à notre démocratie. La responsabilité du politique? D’accord, mais il faut parler aussi de la responsabilité de l’ensemble de la société. On ne peut pas incriminer que « le » politique dans l’affaire, il faut également poser la question de la responsabilité des institutions religieuses. Sont-elles prêtes à faire un pas pour aller vers quelque chose de neuf et d’adapté? Peut-on encore inventer et innover, en prenant la mesure d’une société devenue plurielle et pluraliste qui n’est absolument plus celle de 1831? Va-t-on prendre la mesure de ce beau concept de « citoyenneté » sans parler de celui de « laïcité »?
Salah Echallaoui: Pour revenir à l’organisation du CPC, on vient de dire qu’il fallait passer à deux heures parce qu’une seule heure c’est trop peu. Mais c’est la même chose pour les cours de religion et de morale: les réduire à une heure, c’est les mettre en marge de l’enseignement scolaire. Ne peut-on pas avancer sans désorganiser l’un au profit de l’autre? Pourquoi ne pas organiser le CPC sans pour autant supprimer les cours de religion et de morale? Ils ont aussi leur rôle et leur importance dans le monde scolaire. Bon, peut-être que je dis cela parce que les musulmans sont les derniers arrivés. Nous commençons à peine à nous organiser, à mettre en place des titres requis, les formations, etc., et voilà qu’arrive ce projet de suppression des cours de religion! Parce qu’il s’agit peut-être bien d’un projet de suppression. On va certainement vers cela, on le voit, on le constate. Les cours sont devenus inorganisables dans certaines écoles. Parfois par la force des choses mais parfois c’est une volonté délibérée. Et finalement, pour des raisons politiques, on va peut-être vers la suppression de ces cours. Ce serait dommage pour notre société.
À votre avis, les différentes sphères convictionnelles sont-elles prêtes à aller de l’avant ou bien vont-elles continuer à défendre leurs territoires, leurs piliers, et « leurs » emplois…?
Michel Desmedt: Les blocages vont se durcir et l’on va vers une radicalisation, je le crains très fort. Le monde de l’enseignement est très réfractaire au changement, comme on le voit encore en ce moment avec le Pacte d’excellence. L’école a beaucoup de difficultés à s’ouvrir à un monde qui change.
Pierre-Stéphane Lebluy: L’année prochaine, je vais suivre la formation didactique à la citoyenneté et à la philosophie. Je ne suis pas le seul, tous les collègues vont y passer. Mais je pense que c’est important: si on pose des questions aux élèves, il faut être capable de se remettre en question soi-même. On a besoin d’autre chose que ces clivages et j’espère que, malgré les déclarations des évêques et du SEGEC, l’enseignement libre va comprendre l’importance de ce cours…
Personne autour de cette table ne diverge sur l’importance du CPC, il y a unanimité: cet enseignement est indispensable.
Salah Echallaoui: Personne autour de cette table ne diverge sur l’importance du CPC, il y a unanimité: cet enseignement est indispensable. Le problème est de l’articuler dans le cadre de l’enseignement, c’est une question d’organisation. Dans le monde politique, on parle de la suppression des cours de R/M dans le secondaire et le fondamental alors qu’à l’Université, on est en train de mettre en place un enseignement des religions, notamment de l’islam. Quel paradoxe!
Vous craignez qu’il y ait un désir de bloquer l’enseignement de la religion islamique?
Salah Echallaoui: Non, ce n’est pas ce que je veux dire… Mais certains politiques ont utilisé les événements de Charlie Hebdo pour cibler l’islam et les musulmans, comme si ceux qui ont commis les attentats sortaient des cours de religion ou des mosquées! C’est de la malhonnêteté, une manipulation de l’opinion publique…
Comment voyez-vous l’avenir?
Salah Echallaoui: Je suis optimiste. L’intention est bonne mais il faut mettre en place les moyens nécessaires pour que le CPC s’articule avec les autres disciplines. Avec un CPC isolé des autres cours et donné par des professionnels sans liens avec les autres disciplines, on ratera l’objectif de notre enseignement. Lorsqu’on développe le questionnement philosophique, on vise à développer des pensées qui serviront dans d’autres domaines. Croyez-moi, quand vous avez des enfants bien préparés, ils réussissent dans les autres disciplines. Le plus important est d’arriver à articuler tout cela dans la formation des profs et des maîtres spéciaux. Il faut penser aux titres et aux formations, c’est la garantie de la réussite.
Jean Leclercq: Nous sommes dans une période de transition qui va durer, comme le prévoit le Décret. Il y aura encore des turbulences, il faut tenir et s’assurer que les personnes sont soutenues par des moyens proportionnés. Il faut également reprendre la mesure de ce que veut dire le concept de « neutralité ». Il importe aussi de rester fidèle au Décret et ce qu’il dit de ce cours! La philosophie est une discipline à part entière, l’objet est celui de la citoyenneté. Ceci doit orienter la réflexion sur les titres requis. J’espère qu’il y aura deux heures de CPC et qu’on trouvera le moyen pour que les acteurs religieux soient partenaires d’une nouvelle compréhension créative de la place de la religion dans la société et à l’école. Il faut prendre au sérieux la formation des profs qui vont donner ce cours, il faut les former via, pourquoi pas, un « Master en philosophie et citoyenneté », qui pourrait être le lieu d’initiatives fabuleuses. Le politique doit être au rendez-vous. On a fait des efforts pour le développement des formations sur l’islam? Eh bien: il faut également prendre au sérieux le CPC.
Pierre-Stéphane Lebluy: Je suis passé d’un désespoir à beaucoup d’espérance. Pourtant, la plupart des profs de morale ont d’abord vécu cette mutation comme une profonde déchirure. Nous nous sentions isolés, nous n’étions représentés par personne. On entendait bien des gens parler en notre nom mais… Aujourd’hui, il faut relever la tête et regarder les acquis. Le dispositif 1+12 subsistera pour les temporaires qui seront encore ballotés mais il est indispensable qu’on mette une limite au nombre d’écoles: neuf ou dix implantations, c’est stupide. Ce qui serait raisonnable, c’est cinq écoles au maximum. Et c’est déjà énorme. Il faut aussi des critères de proximité géographique… La situation n’est pas facile, il y aura encore des turbulences mais j’espère qu’on arrivera à 2 heures.
Michel Desmedt: Je suis relativement optimiste. Toutes les semaines, je suis à Han-sur-Lesse avec des profs de religion et de morale pour les former à la pratique du cours philo. La plupart rentrent dans la démarche, ils sont prêts et motivés. Quand ils le pratiquent ensemble, ils y trouvent du plaisir. Mais au cours de ces formations, j’entends aussi beaucoup de désarroi et de l’inquiétude… Cependant, oui, je reste optimiste.
(1) Le décret « Missions » du 24 juillet 1997 définit les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organise les structures propres à les atteindre.
(2) Une heure obligatoire, une heure facultative.