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IVG, Conseil d’État et « hold up démocratique »

IVG, Conseil d’État et « hold up démocratique »

Que s’est-il passé le 15 juillet dernier à la Chambre ? Pourquoi la proposition de loi légalisant totalement l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et assouplissant les conditions pour y avoir recours n’a-t-elle pas pu être votée ? Pourquoi a-t-on parlé d’un « hold up démocratique » lorsqu’une cinquantaine de député.e.s ont renvoyé le texte devant le Conseil d’Etat ? Éclairage.

À quoi sert le Conseil d’État ?

Le Conseil d’État est une institution à la fois juridictionnelle et consultative. Sa mission est double : d’une part, la section du contentieux administratif peut suspendre et annuler des actes administratifs contraires aux règles de droit; d’autre part, la section législation du Conseil d’Etat a une fonction d’organe consultatif dans les matières législatives et réglementaires. (1) C’est cette deuxième compétence qui nous intéresse ici. La section législation rend des avis juridiques et non politiques. En d’autres termes, elle ne statue jamais sur l’opportunité d’un texte mais uniquement sur sa formulation et sa conciliation avec les autres textes de loi, telle la Constitution.

Si un avant-projet de loi émane du gouvernement, l’avis de la section législation est obligatoire. En revanche, si une proposition de loi émane des député.e.s, son avis est facultatif et requis uniquement si 1/3 des député.e.s le demande. En d’autres termes, si 50 député.e.s sur les 150 que compte la Chambre des Représentants exigent un avis du Conseil d’Etat, celui-ci doit s’exécuter. (2)

Instrumentaliser le Conseil d’État pour bloquer le processus démocratique

L’avis du Conseil d’État peut être demandé pour chaque nouveau texte ou nouvel amendement. Le règlement de la Chambre ne prévoit pas de limite au nombre de consultations possibles sur un texte. Lorsque l’esprit des débats se veut constructif, il s’agit d’une mesure de prudence normale et saine dans un État de droit. Rappelons en effet que l’objectif du Conseil d’État, dans sa mission consultative, est d’améliorer la qualité juridique des normes législatives.

Or, force est de constater que cette possibilité de renvoi au Conseil d’État semble être de plus en plus utilisée non pas pour vérifier la conformité légale des textes mais pour freiner, voire bloquer, le travail parlementaire. Cette manœuvre dilatoire fait d’ailleurs l’objet d’une expression : la « flibusterie parlementaire ».

Ce fut le cas notamment pour la proposition de loi (PS & Ecolo-Groen) visant à soutenir les travailleurs du secteur culturel dans le contexte actuel de crise sanitaire, présentée à la Chambre le 18 juin dernier. Ce texte, qui rencontrait une vive opposition des partis flamands – de l’extrême-droite au centre (NVA, Vlaams Belang, CD&V et Open VLD) -, avait déjà fait l’objet d’un premier avis du Conseil d’État. Ce dernier n’y avait pas vu d’objection juridique importante. Mais, entretemps, il a fait l’objet d’un amendement supplémentaire. Cet amendement « oublié » a permis au « front flamand » de redemander un deuxième avis… revenu également favorable ! Finalement, la proposition de loi a pu être votée à une large majorité. Dans l’attente, c’est tout un secteur qui a continué de souffrir économiquement, parce qu’une minorité s’y opposait ; certes par des moyens légaux, mais le dévoiement démocratique n’était pas loin, comme une sorte de répétition générale pour le texte IVG. (3)

L’épisode sur la proposition de loi IVG est encore plus emblématique. Ici, ce n’est pas deux, ni trois (ce qui était déjà exceptionnel), mais bien quatre renvois au Conseil d’État qui ont été demandés.

Dans son premier avis, le Conseil d’État relevait quelques imprécisions juridiques. Celles-ci ont fait l’objet d’amendements, pour lesquels un deuxième avis a été demandé. Jusque-là, rien de plus normal dans le processus d’élaboration d’une loi. Ce deuxième avis circonstancié ne voyait plus aucun obstacle juridique à l’adoption de la proposition. Ainsi, le 2 juillet dernier, a priori, rien ne devait plus s’opposer à ce que les députés s’expriment en votant pour ou contre cette proposition de loi PS, amendée et soutenue conjointement par 7 partis (MR, VLD, SP.a, Ecolo-Groen, PTB et Défi) et rappelons-le, cette proposition est en discussion depuis novembre 2019.

C’était sans compter sur le travail de sape des partis opposés à cette loi. A commencer par le CDH et CD&V qui ont déposé de nouveaux amendements, sur lesquels ils ont demandé un troisième avis du Conseil d’État. Rejoints par les député.e.s de la NVA et du Vlaams Belang, ils ont obtenu les 50 voix nécessaires à ce renvoi… Objectif affiché : reporter le vote après les vacances parlementaires (et le cadenasser dans le cadre d’un hypothétique accord de gouvernement) comme l’a d’ailleurs annoncé publiquement le nouveau président du CD&V. « Honte », « anti-démocratique », « flibusterie »… cette manœuvre dilatoire assumée est pointée du doigt le lendemain au nord comme au sud du pays.

Ce troisième avis revient très rapidement (le 10 juillet). Il est sans appel : le Conseil d’État rappelle qu’il s’est déjà prononcé sur une série de modifications proposées. Quant aux nouvelles modifications, il considère qu’elles s’inscrivent dans le cadre de la liberté laissée au législateur. (4) C’est donc à la Chambre de trancher. In extremis, et malgré l’opposition des député.e.s de la NVA, du Vlaams Belang, du CD&V et du CDH, le vote de la loi est mis à l’agenda de la séance plénière du 15 juillet. Les député.e.s vont enfin pouvoir donner leur avis en votant. Personne n’ose imaginer le contraire.

C’était sans compter la NVA et le Vlaams Belang qui déposent de nouveaux amendements en séance. Avec l’appui du CD&V, ils récoltent les 50 voix nécessaires. Le texte repart donc une quatrième fois (fait unique dans notre histoire politique !) au Conseil d’État, empêchant tout vote avant la rentrée parlementaire, soit octobre 2020. Il ne fait aucun doute qu’entre temps, ce texte – qui constitue une réelle avancée pour le droit à l’avortement et le droit des femmes à disposer de leur corps et de leur vie – sera mis par certains sur la table des négociations pour un éventuel gouvernement fédéral…

Un dangereux précédent

Entendons-nous bien : le dépôt d’amendements et les demandes d’avis au Conseil d’État font partie intégrante du processus démocratique d’élaboration de nos lois. Utilisés de manière constructive, ils permettent de faire avancer les débats et de vérifier la licéité des textes qui in fine seront soumis au vote de nos représentants.

Ce que nous pointons ici, c’est le systématisme avec lequel les opposant.e.s au texte utilisent ces techniques pour reporter, encore et toujours, le moment du vote et empêcher une majorité parlementaire de s’exprimer. En cela, il y a un hold-up démocratique. Rappelons que ni le CD&V, ni la NVA, ni le Vlaams Belang, ni le CDH n’ont déposé d’amendement avant que le texte ne soit mis à l’agenda de la séance plénière de la Chambre. Dans un esprit constructif, cela aurait pu – aurait dû – être fait bien en amont, dès les discussions préparatoires en Commission de la Justice. Instrumentaliser ainsi nos institutions et leurs règlements pour éviter un vote démocratique est indigne d’un État de droit et constitue un dangereux précédent.

En effet, d’aucuns ne sont d’ailleurs pas fait prier pour le dire : s’il suffit de déposer un amendement et de réunir 50 député.e.s pour s’opposer à une loi avec laquelle ils sont en désaccord et en postposer indéfiniment le vote. C’est la règle de la majorité nécessaire pour voter un texte qui s’en trouve bousculée. Vu ce risque, des propositions de modifications du règlement de la Chambre ont d’ores et déjà été annoncées.

Autre enseignement inquiétant de cette flibusterie parlementaire : elle n’aura été possible que parce que les opposant.e.s au texte se sont associé.e.s avec l’extrême-droite.  Ajoutons par ailleurs que cette instrumentalisation du Conseil d’État a empêché ce dernier de consacrer son temps à des textes urgents liées à la crise sanitaire et à la santé publique.

Plus que jamais le Centre d’Action Laïque restera vigilant : nous considérons que cette proposition de loi, qui bénéficie d’une majorité de voix à la Chambre, doit être soumise au vote en l’état. Il n’y aucune raison que le Parlement soit dépossédé de ce texte en discussion depuis plus de vingt mois au motif d’aménagements à opérer dans les négociations en vue de la formation du prochain gouvernement fédéral. Les droits de femmes ne sont pas une variable d’ajustement politique et doivent cesser de faire l’objet d’attaques

(1) http://www.raadvst-consetat.be/?page=about_competent&lang=fr

(2) Conseil d’État. Vade-mecum sur la procédure d’avis devant la section de législation, 2017, http://www.raadvst-consetat.be/?action=doc&doc=1034

(3) https://bx1.be/news/la-chambre-a-vote-laide-pour-les-artistes/

(4) https://www.7sur7.be/belgique/loi-sur-l-ivg-le-conseil-d-etat-a-remis-son-avis-les-debats-peuvent-reprendre~a8a7a99f/

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