Le 22 octobre dernier, la Cour constitutionnelle polonaise a rendu un arrêt qui interdit quasi totalement l’avortement. Ce jugement, qui a provoqué une colère sans précédent, peut être vu comme l’aboutissement d’un processus entamé après la chute du communisme : l’insertion de normes religieuses dans le droit positif.
Le jugement récent en faveur d’une limitation quasi totale du droit à l’IVG pour les Polonaises reprend le raisonnement d’un autre arrêt de la Cour constitutionnelle, rendu en 1997. Ce premier jugement sur les conditions de légalité de l’IVG a entériné pour plus de vingt ans le prétendu « compromis sur l’avortement ». L’arrêt de 1997 était à la fois un résultat et l’outil majeur de consolidation de la pensée catholique conservatrice dans le domaine des droits reproductifs en Pologne. Il a déterminé la législation, le langage des débats et la manière d’envisager les droits des femmes pendant plus de vingt ans.
« Enfant conçu » vs « fœtus » : le choix des mots
En 1993, l’avortement, légal à l’époque communiste, a été interdit, sauf en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme, de grossesse résultant d’un délit et de malformation ou de maladie grave du fœtus.
En 1997, la Cour constitutionnelle a renversé une tentative de libéralisation, qui introduisait une quatrième exception : les difficultés économiques ou personnelles de la femme. Du principe d’État de droit, la Cour a déduit le droit à la vie dès la conception, qui n’était pas garanti par la Constitution de l’époque, et l’a érigé en principe fondamental qui doit être respecté et sauvegardé par le législateur. Les juges se sont appuyés sur cette base juridique plutôt douteuse pour intégrer dans le système juridique polonais une axiologie et des concepts directement inspirés par l’enseignement de l’Église catholique.
Suite à l’interdiction d’IVG en Pologne, les femmes se mobilisent. © Benjamin Furst/Hans Lucas/AFP
En effet, la Cour ne parle pas de « fœtus », mais de l’« enfant conçu » ou de l’« enfant pas encore né ». La femme enceinte est à plusieurs reprises appelée « mère ». La famille a surtout des fonctions reproductives, et le devoir de l’État de protéger la famille et la maternité est étendu à la protection de la vie et de la santé du fœtus. Les devoirs et les responsabilités des parents apparaissent au moment de la conception. À partir de ce « moment », jamais défini par la Cour, une femme et un homme deviennent parents. Même si, à l’époque, l’analyse portait sur l’IVG limitée aux douze premières semaines de grossesse, le fœtus était considéré comme un être sans défense, vulnérable, capable de ressentir la douleur.
De l’effacement de la femme
La Cour, composée de onze hommes et d’une femme, a ignoré la perspective et l’expérience vécue des femmes. Le raisonnement juridique est basé sur cette exclusion et le conflit entre les droits de la femme et du fœtus est facilement résolu. La reconnaissance de la valeur de la vie humaine (y compris avant la naissance) entraîne nécessairement des limitations aux droits de la femme. En fait, son autonomie et le droit de décider sur sa maternité s’arrêtent « au moment de la conception ». Les juges ont admis que la grossesse peut avoir des conséquences psychologiques pour la femme et un impact sur la réalisation de ses droits et de ses libertés. Néanmoins, ces droits, ces intérêts, ces besoins ou ces projets personnels, d’ailleurs à peine esquissés dans le raisonnement de la Cour, ne peuvent pas vraiment rivaliser avec le sacro-saint droit à la vie.
L’arrêt de 2020 ou la question de la continuité
La Cour a été saisie d’une requête sur la constitutionnalité de la loi qui autorise l’avortement en cas de malformation ou de maladie grave du fœtus. Cette exception est à la base de plus de 90 % des IVG légales réalisées en Pologne chaque année. Les juges ont conclu que la loi en vigueur depuis 1993 est incompatible avec la Constitution. Même les anomalies les plus graves, qui rendent le fœtus non viable, ne seront plus une dérogation à l’interdiction de l’avortement.
Dans le raisonnement de la Cour, le fœtus est une personne, dont la dignité et les droits nécessitent une protection égale, voire supérieure à celle des droits de la femme. Cette fois-ci, c’est le principe de la protection de la dignité de chaque personne, élevé au statut du fondement axiologique du système juridique, qui exige la protection de la vie. La vie, définie comme « existence biologique », est érigée en valeur suprême de la Constitution. Alors, il devient inadmissible de différencier la valeur de la vie (et de la protection octroyée par la loi) selon l’âge, l’état de santé ou d’autres circonstances. La vie de la femme est le seul bien, la seule valeur, dont la protection pourrait justifier une limitation du droit à la vie d’un fœtus. D’ailleurs, ce raisonnement remet aussi en question la constitutionnalité de l’IVG en cas de viol ou de danger pour la santé de la femme.
De nouveau, la femme est la grande absente de la réflexion des juges. Sa dignité, ses intérêts, son droit à l’autonomie, à la santé, ne sont même pas pris en compte par la Cour. La réalité de la grossesse, les questions médicales et la qualité de vie des enfants nés avec un handicap grave et de leurs familles sont également ignorées. Encore une fois, le droit à la vie (réduite aux aspects purement biologiques) reçoit une importance tellement démesurée qu’aucune recherche d’équilibre des droits digne de ce nom n’est plus nécessaire, ni même possible.
« Ceci est mon corps » ou la grande rébellion
Cet aboutissement de la consolidation de la morale catholique marque en même temps le début de la fin du modèle des relations entre l’Église et la société polonaise. Le jugement du 22 octobre 2020 a provoqué des protestations de masse, dans tout le pays, dirigées contre le parti au pouvoir et contre l’Église catholique, qui pendant des années avait soutenu des tentatives de durcir la loi sur l’IVG et s’est montrée très enthousiaste envers l’arrêt de la Cour. Ces manifestations sont aussi accompagnées d’une grande libération de la parole : les femmes parlent de leurs grossesses, accouchements, fausses couches, avortements, de leurs peurs et des humiliations subies dans le contexte des soins de santé reproductive. Cette perspective et ces expériences, ignorées par la Cour, réduites au silence et rendues honteuses par le discours conservateur dominant, reprennent leur place et leur légitimité dans l’espace public. Agnieszka Graff, une intellectuelle féministe, a qualifié ces événements du « rejet de l’hégémonie culturelle de l’Église ». Néanmoins, pour le moment, la situation des femmes s’est aggravée et le chemin vers la libération semble encore long.