L’extrême droite n’hésite plus à se choisir des femmes comme leaders ni à se poser en pourfendeuse de leur oppression sur certains dossiers choisis. Mais derrière ce masque opportuniste, extrême droite et anti-féminisme avancent main dans la main, du programme politique du Vlaams Belang jusqu’aux passages à l’acte des plus violents.
Au lendemain des élections de mai 2019 où le Vlaams Belang devait obtenir 18,5 % des suffrages et devenir le deuxième parti flamand, Sylvie Lausberg, présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB), dénonçait le sacre du « parti le plus anti-féminin que la Belgique ait connu […] fidèle à son ADN anticonstitutionnel, anti-belge, antidémocratique, et avec une constance qui frise l’obsession, homophobe et anti-femmes ». Dans une interview au magazine Axelle1, Benjamin Biard, chercheur au CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politiques), dressait le profil de son électorat : « Jeune, doté d’un degré d’études moins important que d’autres électeurs […] un électorat essentiellement masculin, parfois à tendance viriliste. » Depuis les années 1980, à l’époque où le Vlaams Belang s’appelait encore le Vlaams Blok, le parti n’a cessé de persévérer dans sa vision de la famille comme socle de la société et dans son inquiétude quant au faible taux de natalité des Flamandes. Ses propositions de revalorisation des allocations familiales ou, plus récemment, son attention aux familles monoparentales ne changent rien au fond de l’affaire : la femme à défendre, à l’extrême droite, est toujours la mère – un pilier familial plutôt qu’un individu. À moins que l’occasion ne se présente de pointer l’immigration. « Ils évoquent, contre le port du voile et contre la religion musulmane en général, la défense de la liberté des femmes. On observe la même stratégie pour l’homosexualité. Le président du Vlaams Belang Tom Van Grieken soutient les homosexuels dans son livre, au prétexte que trois quarts des musulmans n’acceptent pas les homos. Il défend donc les homosexuels… pour mieux critiquer les musulmans », analysait Benjamin Biard.
Insécurité économique et sexuelle
« C’est exactement ce qu’on a pu observer lors des agressions sexuelles du Nouvel An 2016 à Cologne. De manière surprenante, l’extrême droite est montée au créneau pour défendre les femmes, mais ce n’était que parce que l’occasion se présentait de pointer du doigt les migrants », analyse Michaël Dantinne, professeur de criminologie à l’ULiège. L’existence d’un continuum entre l’extrême droite et la nébuleuse aujourd’hui désignée sous le nom de « manosphère » ou de masculinisme n’en apparaît pas moins évidente. « L’idéologie extrémiste et radicale va de pair avec un diagnostic catastrophique, qui prescrit une remédiation urgente et légitime l’action. Dans le cas des masculinistes, le diagnostic est que les hommes vont mal. Or les féministes ne seraient pas les seules responsables : les autres coupables sont les migrants, les musulmans, la communauté LGBTQI+, qui participent à la crise identitaire des hommes. Et si les mouvances de la manosphère ne sont pas toutes d’extrême droite, en revanche, on retrouve une dimension misogyne dans énormément de groupes d’extrême droite. »
Pour comprendre ces liens, Michaël Dantinne propose une analyse d’ordre économique. « Aux États-Unis, dans les années 1960-1970, on assiste à la fin du modèle économique fordiste dans lequel l’homme subvient aux besoins du ménage et de son épouse, qui ne travaille pas. On passe alors d’une économie productive, où les hommes travaillent avec leurs forces manuelles, à une économie de services. Corrélativement, les femmes vont entrer sur le marché du travail, ce qui leur permet de subvenir aux besoins du ménage et à leurs propres besoins. » Cette autonomie financière donne aussi aux femmes la possibilité de divorcer, tandis qu’elles deviennent des concurrentes en milieu professionnel. « Cette insécurité économique donne lieu à une insécurité culturelle. C’est pourquoi les groupes masculinistes réclament, outre un protectionnisme économique incarné par Trump, une forme de protectionnisme culturel, à savoir la mise en place de mécanismes de préservation du rôle de l’homme dans la société avec un clivage des rôles de l’homme et de la femme et une assimilation de la femme à la mère. Le glissement vers un discours d’extrême droite est alors très facile : la baisse de la natalité endogène a ouvert la porte à l’immigration. »
Si les mouvances de la manosphère ne sont pas toutes d’extrême droite, on retrouve une dimension misogyne dans énormément de groupes d’extrême droite.
Les masculinistes vont jusqu’à réclamer une troisième forme de protectionnisme : le protectionnisme sexuel. « Le sexe est considéré par la manosphère comme un droit, à partir d’une théorie biologique controversée qui voudrait que l’homme ait plus de libido que la femme », commente Michaël Dantinne. « L’homme est donc en position de faiblesse, il est toujours en train de quémander et la femme d’accorder. C’est la théorie du “cads versus dads” : les femmes veulent des goujats dominants pour la sexualité, mais pour la vie de famille, elles veulent un mari bien gentil. Les bons gars sont toujours perdants en matière de sexe. »
Nostalgie du patriarcat
Ces discours qui transvasent dans le camp du bon sens et de l’éternel biologique des situations personnelles douloureuses se diffusent aujourd’hui de manière continue – et pas seulement chez les électeurs d’extrême droite. Avec une même croyance : il est inutile de chercher à évoluer, à équilibrer ses parts masculine et féminine, à affronter ses peurs, à reconnaître sa part d’ombre, à dépasser le clivage entre l’affect et le sexuel et même à être heureux puisque la cause du mal est strictement extérieure, puisque tout irait bien si l’on revenait à cet état de société antérieur fantasmé. Ces discours sont d’ailleurs repris pour partie par certaines femmes, aux premières loges pour observer, le cas échéant, le malaise des hommes et vouloir l’expliquer.
Or les idées de la manosphère ne président pas seulement au désastre de certaines vies : elles constituent un danger collectif qui ne fera que croître au fur et à mesure que progressera le ressentiment, en particulier quand la réussite sociale ou économique est refusée et ne compense plus la frustration intime. « Il existe aujourd’hui une vraie préoccupation des services de sécurité vis-à-vis de ces groupes. La problématique est plus aiguë en Amérique du Nord, mais elle est aussi présente en Belgique, et particulièrement en Flandre. On a l’impression, sans mauvais jeu de mots, que cela pourrait arriver près de chez nous. » Et Michaël Dantinne de rappeler qu’Anders Behring Breivik, auteur des attentats d’Oslo et d’Utøya qui ont fait 77 morts et 151 blessés en 2011, n’illustre que trop bien ces accointances entre anti-féminisme, extrême droite et passage à l’acte violent. « Dans son manifeste, Breivik commence par parler de sa nostalgie des années 1950, où les hommes traitaient les femmes comme des dames et où les dames passaient leur temps à s’occuper de la maison, des enfants et à faire du bénévolat. » En 1989, Marc Lépine, icône masculiniste, faisait sortir les hommes de l’auditoire de l’école polytechnique de Montréal, avant d’ouvrir le feu et de tuer quatorze femmes. « La dimension anti-féministe est présente dans un grand nombre de tueries de masse. Dans la séquence meurtrière, on retrouve d’ailleurs souvent un acte de violence commis sur une femme proche, l’épouse ou la mère. » Le 19 février 2020, au début d’une pandémie planétaire, Tobias Rathjen, 43 ans, fusillait neuf personnes dans des bars à chicha de Hanau, en Allemagne, par « haine des étrangers », avant de rentrer chez lui, de tuer sa mère et de se suicider – bouclant la boucle cauchemardesque de la haine de soi en l’autre.
1 Manon Legrand, « Le retour en force du Vlaams Belang : danger pour les femmes », dans Axelle, no 221, pp. 14-16, septembre 2019.