Espace de libertés | Décembre 2020 (n° 494)

Les (bouts de) ficelles de la culture


Culture

Entre les artistes et les pouvoirs publics, les rapports frisent parfois la scène… de ménage. Dans « Décider en culture », le spécialiste des politiques culturelles Jean-Gilles Lowies décortique l’institutionnalisation de l’action culturelle et les processus de décision. Loin, très loin de « Vous avez aimé ceci, alors vous aimerez cela ».


La crise sanitaire a, entre autres, prouvé l’extrême fragilité du secteur culturel. Dès le début de la crise, les artistes se sont retrouvés pour un grand nombre sans moyens. Pétitions, manifestations, actions diverses ont été organisées afin de demander aux différents niveaux de pouvoir d’intervenir, réaffirmant l’importance de la culture non seulement pour ce qu’elle dit et apporte, mais aussi parce qu’elle – quand tout va bien ! – fait vivre en Belgique près de 250 000 travailleurs (190 000 emplois salariés et 56 000 indépendants selon une étude réalisée en 20141) et représente plus ou moins 5 % du PIB.

Pratiquement au même moment, en pleine pandémie donc, la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles Bénédicte Linard a mis en place un nouvel édifice consultatif sensé rendre les mécanismes de décision plus transparents et surtout moins partisans : sept commissions d’avis, sept chambres de concertation sectorielle plus le Conseil de la langue française, des langues régionales endogènes et des politiques linguistiques, une chambre de recours et, grande nouveauté, la création d’un Conseil supérieur de la culture. Pas moins que ça !

Mieux comprendre les politiques culturelles

Deux événements qui, sans être liés, posent la question des rapports entre la culture et les pouvoirs politiques. Hasard du calendrier, Jean-Gilles Lowies, chargé d’enseignement à l’ULiège, professeur au Conservatoire royal de Bruxelles, spécialiste des politiques culturelles, publie au même moment Décider en culture, un essai qui met en lumière les fondements théoriques de l’institutionnalisation de l’action culturelle et interroge les différents modèles des processus de décision. Une mise à plat, complétée par d’intéressantes pistes de réflexion, qui vient donc à point nommé, car, on doit en être certain, les mois et les années à venir seront déterminants pour que l’on puisse, on l’espère, conserver dans une « petite » communauté comme la Fédération Wallonie-Bruxelles un seuil de création authentique et suffisant. Car, et la pandémie de Covid-19 les a considérablement renforcés2, ce sont aujourd’hui les grands médias en ligne qui, grâce à leurs algorithmes de plus en plus précis, influencent jusqu’à déterminer les choix de consommation dans un secteur, la culture, qu’on croyait le plus personnel, le plus relié à la personnalité individuelle.

Teamwork, illustration.

© Macrovector/Science Photo/AFP

Dans les premiers chapitres de son livre, Jean-Gilles Lowies rappelle les concepts, met en parallèle, dans le temps et dans l’espace (très intéressantes comparaisons avec les pratiques dans d’autres pays), les différents modèles de politique culturelle. Et, dans une série de tableaux fort simples, il analyse les différentes variables nécessaires à la compréhension des cas nationaux des politiques culturelles et qui concourent à la détermination des processus décisionnels. Ces variables se rapportent aux idées, aux institutions et aux intérêts. Grâce à ces outils, il devient aisé d’appréhender les évolutions en cours, notamment la nouvelle gouvernance culturelle qui vient d’être mise en place, mais aussi d’intégrer – ou non – les suggestions entendues dans le cadre de la relance et du redéploiement de la culture dans un monde post-Covid-19.

Au-delà des chiffres et des performances

Mais Jean-Gilles Lowies, derrière la rigueur de son analyse, n’est pas dupe. Tout d’abord, il refuse de réduire la problématique à une « managérialisation » de la chose publique, à une montée en puissance d’un nouveau management public. L’affirmation a sa raison d’être, car, en Fédération Wallonie-Bruxelles, n’est-ce pas ce qui est en train de se passer ? La connaissance du secteur par des fonctionnaires compétents, appuyés par des commissions d’avis, ne disparaît-elle pas au profit d’analyses de plus en plus chiffrées où les performances sont alignées sur des tableaux incapables de rendre compte des subtilités créatives et esthétiques ? Et le nouvel édifice de gestion de la décision culturelle, la « co-construction » de la décision défendue par la ministre Bénédicte Linard, n’est-il là que pour parer aux critiques récurrentes sur l’influence partisane du politique sur les politiques culturelles ? Mais qui peut croire que, en Fédération Wallonie-Bruxelles où tout le monde se connaît, il soit possible que les instances (Commissions d’avis, Chambres de concertation, Conseil supérieur de la culture) soient « un lieu vide du pouvoir qui conditionne et génère à la fois une autonomie artistique et une égalité des possibles » ?

Préserver l’ambition démocratique

Et puis, lucidement, Jean-Gilles Lowies s’interroge sur la dimension privée de la culture et les conséquences de sa globalisation et de sa numérisation, « car le raffinement extrême de la légitimité étatique à intervenir dans la culture risque d’être vain face à une culture numérique globalisée ». Qui décide dès lors en culture ? Les gouvernements, des fonctionnaires devenus managers encadrés par un arsenal de commissions ou les « systèmes automatisés d’orientation de la demande » qui façonnent la culture de demain. « L’urgence démocratique, dit-il, plaide en faveur d’une intervention publique » pour que « l’ambition démocratique de la culture résiste à ce tsunami numérique mondial ».

Et la conclusion est loin d’être optimiste. Car, rappelle Jean-Gilles Lowies, la capacité de réaction étatique est freinée par sa temporalité (lente au niveau de l’État face à la vélocité des sociétés de l’Internet) et par l’échelle d’action (mondiale et non nationale). Cela nous renvoie à la nécessité d’avoir une gouvernance mondiale démocratique, multilatérale et réactive. C’est un enjeu crucial et la culture risque bien – si l’on échoue – d’être la première victime du lent processus de numérisation du monde. Et ne nous voilons pas la face, les artistes francophones de Belgique déjà colonisés par les cultures française et anglo-saxonne, disposant de peu de moyens de production, peu ou pas appuyés par les médias locaux, seront, dans ce combat de survie – nous en sommes malheureusement certains –, parmi les premiers à tomber. La crise actuelle est très certainement le dernier signal d’alarme.


1 Étude réalisée en 2014 par Jean-Gilles Lowies reprise par Alexis Lallemand dans « Nouer une nouvelle alliance avec la culture privée est nécessaire », mis en ligne sur www.lesoir.be, 3 juin 2020.
2 À titre d’exemple, l’action Netflix a bondi de 40 % depuis mi-mars 2020.