Espace de libertés | Décembre 2020 (n° 494)

Un (anti)système en ordre de marche


Dossier

La résurgence de l’extrême droite en Europe peut-elle se comprendre selon une lecture historique ? N’interroge-t-elle pas la capacité de nos démocraties à offrir de nouvelles perspectives et à occuper davantage le champ des idées ? Analyse d’un phénomène.


Pendant des années et encore actuellement, l’énorme écho des événements historiques ayant eu lieu dans la première moitié du xxe siècle influença fortement notre approche et nos tentatives de compréhension d’éléments bien particuliers de notre époque contemporaine. La question de l’extrême droite en fait indéniablement partie. Dès lors est-il toujours commun – voire commode – de percevoir en elle une résurgence des fantômes du passé, une tentative de retour à la barbarie des totalitarismes fascistes des années trente, un prolongement de mouvements violents et antidémocratiques que l’on pensait vaincus, mais qui relèveraient obstinément la tête ? Et dans une telle perspective, il ne fait pas de doute qu’extrême droite et démocratie ne peuvent constituer entités plus antinomiques l’une vis-à-vis de l’autre. Et pourtant. Depuis quelque temps, les repères semblent se brouiller, les certitudes se trouvent ébranlées et des questions se posent quant aux rapports réels existant entre extrême droite et démocratie. S’il est manifeste que des mouvements tels que le fascisme italien, le nazisme allemand ou le franquisme espagnol se sont bel et bien constitués et structurés par une opposition frontale aux régimes démocratiques parlementaires qu’ils abhorraient, les choses paraissent aujourd’hui beaucoup plus complexes, avec des formations politiques qui, même si c’est pour en tester les marges, jouent globalement le jeu démocratique.

De l’«accident» à la tendance

Récemment, nous avons pu observer plusieurs formations européennes, assez facilement identifiables comme évoluant à l’extrême droite de l’échiquier politique, obtenir des scores électoraux importants, jusqu’à échouer tout juste aux portes du pouvoir. Le 23 mai 2016, il s’en est fallu de peu que le candidat du FPÖ autrichien, Norbert Hofer, devienne le premier chef d’État européen issu d’un parti d’extrême droite depuis la Seconde Guerre mondiale. La victoire sur le fil du candidat écologiste Alexander Van der Bellen a été vécue par beaucoup comme un soulagement ; elle ne doit cependant pas éclipser le fait que le parti de feu Jörg Haider a réalisé à cette occasion le meilleur score de son histoire avec 49,65 % des suffrages exprimés au second tour. En France, Marine Le Pen se qualifia pour le second tour de l’élection présidentielle de 2017, réitérant la performance de son père en 2002. Quant à notre pays, il connut lors du dernier scrutin le retour tonitruant d’un Vlaams Belang que l’on croyait abattu, mais qui réalisa pour l’occasion 810 177 voix au scrutin fédéral. Un score encore jamais atteint qui en fait aujourd’hui la deuxième formation politique du pays en termes de suffrage, derrière les nationalistes de la N-VA.

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Ce qui naguère pouvait encore s’interpréter comme un « accident » – le score de Jean-Marie Le Pen en 2002, par exemple – semble dangereusement devenir une tendance. Comment l’expliquer ? La mobilisation d’une causalité unique ne pouvant que nous faire tomber dans le piège du réductionnisme causal, il va de soi que la réponse à cette question ne peut qu’être multifactorielle. Et parmi l’ensemble des facteurs candidats à l’explication, il nous semble opportun d’en isoler deux, particulièrement caractéristiques selon nous de l’évolution générale de l’extrême droite, mais aussi de son rapport à la démocratie et inversement.

Un positionnement «antisystème» en trompe-l’œil

La succession de résultats impressionnants réalisés par des formations de la mouvance d’extrême droite nous oblige à un double constat. Le premier est que les partis traditionnels ou « de gouvernement » paraissent dépassés par des formations ou des personnalités qui se présentent aux électeurs dans une posture d’« antisystème ». Le second, sans doute plus étonnant, nous enseigne que la posture « antisystème » semble davantage faire recette à droite qu’à gauche. Et cela pose question. Pourquoi, en ces temps de crise et de mécontentement social généralisé, la colère des électeurs ne se traduit-elle pas électoralement par la hausse d’une gauche supposée incarner des valeurs telles que l’égalité, la justice sociale, voire l’insoumission ?

Dans un petit opus où il s’adresse à ceux qu’il identifie comme les nouveaux électeurs du Front national, l’historien Nicolas Lebourg soulève un coin du voile à cet égard : « À force de post-démocratie, d’impéritie et d’inertie, neuf sondés sur dix avaient une mauvaise opinion des partis politiques en 2015. Le rejet est d’autant plus puissant que le FN est la formation qui s’en sort le mieux. Il arrive en tête du classement de ceux qui sont censés apporter des solutions efficaces, obtenant 22 %, contre 13 % pour le PS. »1 D’où la nécessité pour Marine Le Pen, toujours selon Lebourg, de « trouver l’alliage qui lui permette d’être dure, antisystème, subversive, et rassurante, performante dans le même temps »2, soit, en d’autres termes, un subtil positionnement opportuniste de rupture en trompe-l’œil destiné à ratisser large. Cette analyse en rejoint d’autres, notamment celle proposée par l’économiste Frédéric Lordon, qui, en 2012, tirait déjà la sonnette d’alarme face au « produit endogène des alternances sans alternative qui pousse, assez logiquement, les électeurs à aller chercher autre chose, et même quoi que ce soit, au risque que ce soit n’importe quoi ».3

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Le combat des idées

Mais si ce positionnement habile semble aujourd’hui porter ses fruits, c’est également parce que le terrain a été semé, très loin en amont, par un travail de soutien incessant – et in fine redoutablement efficace – réalisé dans le champ des idées. Dans son dernier livre La Société ingouvernable, Grégoire Chamayou évoque une citation attribuée à l’économiste britannique Friedrich Hayek au sujet de la reconquête idéologique entamée par la « révolution » libérale-conservatrice. À un jeune disciple lui faisant part de son souhait de s’engager en politique pour faire avancer la cause, Hayek rétorque : « On ne changera la société qu’en impulsant des changements dans la sphère des idées. Il faut d’abord atteindre les intellectuels, ceux qui enseignent et ceux qui écrivent, les convaincre par des arguments raisonnés. Leur influence sur la société prévaudra, et, ensuite, les politiciens suivront. »4

Le combat des idées, donc, comme vecteur essentiel des changements de société. Est-ce dès lors un hasard si toute une série de thématiques occupent désormais les esprits et les écrans, et si, parmi celles-ci, la question de l’immigration, systématiquement présentée comme problématique, voire inquiétante, figure en bonne place ? Un peu, ainsi que le souligne François Gemenne, « comme si, peu à peu, nous, les démocrates, avions repris les cadres de pensée de l’extrême droite »5. La réponse est évidemment non, car cela fait en réalité des décennies qu’un combat idéologique a été entamé pour que de telles idées s’imposent comme des évidences dans le débat public. Penseur de la Nouvelle Droite depuis la fin des années 1960, fondateur à la même époque du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), le philosophe français Alain de Benoist, à l’instar de Hayek pour le néolibéralisme, était parfaitement conscient que le combat devait se mener sur le terrain culturel. Il consacra donc sa vie à une reconquête idéologique contre ce qu’il appelait « cette idéologie égalitaire dont les formulations, religieuses ou laïques, métaphysiques ou prétendument “scientifiques”, n’ont cessé de fleurir depuis deux mille ans, dont les “idées de 1789” n’ont été qu’une étape et dont la subversion actuelle et le communisme sont l’inévitable aboutissement »6.

Aujourd’hui, il nous faut bien concéder que le travail de personnalités comme de Benoist (et bien d’autres) fut suivi d’effets et que des idées de type inégalitaire qui paraissaient encore totalement inacceptables il y a une vingtaine d’années ont percolé un peu partout. C’est que l’extrême droite, loin d’être monolithique, est aussi un « système politique concurrentiel, [au sein duquel] les groupuscules trouvent leur importance en leur travail de “veilleurs” et de fournisseurs de concepts et d’éléments discursifs aux structures populistes qui ont, quant à elles, accès à l’espace médiatique »7.

Autant dès lors, pour les démocrates, aller au combat en connaissance de cause : la lutte contre les idées inégalitaires et liberticides devra sans doute également passer par une longue reconquête culturelle.


1 Nicolas Lebourg, Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout, Paris, Les Échappés, 2016, p. 128.
2 « Démocratie et radicalisme de droite », entretien avec Nicolas Lebourg, dans Aide-mémoire, no 77, juillet-septembre 2016, p. 4.
3 Frédéric Lordon, « Front national : mêmes causes, mêmes effets… », mis en ligne sur http ://blog.mondediplo.net, 2 mai 2012.
4 Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018, pp. 104-105.
5 « L’immigration touche nos craintes les plus profondes », entretien dans La Libre Belgique, 5 octobre 2020, p. 38.
6 Alain de Benoist, Vu de droite : anthologie critique des idées contemporaines, Paris, Copernic, 1977, p. 16.
7 Nicolas Lebourg, Le monde vu de la plus extrême droite, Presses universitaires de Perpignan, 2010, p. 230.