Les discours identitaires sont de plus en plus courants. Et ils n’étonnent plus vraiment, étant considérés par certains comme une conséquence de la mondialisation qui aurait tendance à mettre en péril les cultures traditionnelles. Mais, pour objectiver ces discours, leurs défenseurs n’hésitent pas à « réécrire » l’histoire, en faisant référence à un passé idéalisé.
Longtemps, nos sociétés se sont articulées autour de l’État-nation, concept hérité du siècle des Lumières et de la Révolution française. Initialement, l’État-nation, c’était un État dans lequel se retrouvaient tous les citoyens, par opposition à l’Ancien Régime. Ce fut ensuite l’époque de l’école nationale, qui enseignait au citoyen, jusque dans les campagnes les plus reculées, le patriotisme et la fierté de sa nation. Ces notions, d’abord progressistes, sont petit à petit devenues conservatrices, voire désuètes. La mondialisation et l’idée d’une grande Europe ont fait rêver les politiques après la chute du mur de Berlin. Mais l’utopie fut de courte durée et, face aux conséquences parfois désastreuses d’un ultralibéralisme planétaire, les tentations de repli se réaffirment, un peu partout en Europe.
La crise des États : une crise du pouvoir politique
L’effet destructeur qu’ont eu la mondialisation économique ultralibérale, la financiarisation de l’économie et la dictature des marchés boursiers sur le pouvoir économique de l’État-nation, mais aussi sur son pouvoir politique, a rendu les citoyens de plus en plus méfiants vis-à-vis de la classe politique. « Et si les tendances régionalistes ont toujours existé, cette perte de crédibilité des États-nations nourrit paradoxalement un nationalisme très affirmé, décrypte Régis Meyran1. C’est l’un des points très importants de l’époque actuelle : il y a une résurgence de nouveaux nationalismes et de nouveaux fascismes. On le voit en Europe, mais aussi aux États-Unis ou au Brésil. Ces nationalismes d’extrême droite sont teintés d’idéologie (pour l’Europe, celle de ses racines chrétiennes, pour la France, celle des Français de souche…) comprenant la notion d’insécurité culturelle, l’idée de prendre la défense des Blancs, qui seraient menacés par les migrations, les musulmans… Parallèlement, on assiste aussi à une résurgence des discours antisémites. En fait, on observe dans ces discours un retour de la figure de l’ennemi. Ce nationalisme construit une version de l’identité nationale, qui donne l’image d’un affrontement entre un peuple à l’identité pure, essentielle, qui n’aurait pas bougé depuis des siècles et qui serait l’incarnation de la France intemporelle, opposée à l’étranger venu menacer cette pureté. C’est vraiment le cœur du discours nationaliste. Et cette notion de fierté républicaine d’appartenir à une nation qui était l’apanage de l’école républicaine sous la IIIe République a été récupérée soit par les nationalistes d’extrême droite, soit à gauche par les souverainistes, qui sont en réalité des nationalistes. »
L’histoire en « réécriture » perpétuelle ?
L’histoire, dans ces tentations de repli identitaire, devient alors un enjeu de légitimisation de certains discours. Il est vrai que si celle-ci est d’une certaine façon objective, puisqu’elle relate des faits avérés, il en est tout autrement de l’interprétation que l’on peut en faire. On l’a vu avec le recours de Bart De Wever à des figures historiques pour étayer une certaine idée de l’identité flamande. Mais il n’est pas le seul. « De tout temps, l’histoire a été réinterprétée à l’aune du présent, rappelle Régis Meyran. Chaque époque a des enjeux qui font qu’on ne voit pas le passé de la même façon. Il y a toujours des interprétations, et qu’elles soient contradictoires est normal. En revanche, le danger, c’est la dénégation ou même la révision. » Les discours antisémites continuent aujourd’hui à nier l’existence des chambres à gaz. On se souvient du « détail de l’histoire » évoqué par Jean-Marie Le Pen. Ou de Dieudonné, plus récemment, qui n’hésita pas à inviter à l’un de ses spectacles le révisionniste Robert Faurisson.
Mais l’histoire joue aussi un rôle de mémoire. Les récents appels des mouvements antiracistes appelant au déboulonnage de statues de personnes ayant eu des liens avec les colonies ou l’esclavage ont suscité le débat. « Il faut absolument distinguer l’histoire du travail sur la mémoire de l’histoire en tant que telle, ce que ne font pas les politiques qui sont trop dans l’idéologie », insiste Régis Meyran. « Ces antiracistes ne réécrivent pas l’histoire, ils ne nient pas ce qui s’est passé. Ils remettent en cause des personnages célèbres, et parfois, on est dans l’excès. Mais ça a le mérite de porter certaines questions dans le débat public. À toute époque, ce genre de réflexion a existé : on ne trouve plus en France de statues du maréchal Pétain, on change régulièrement des noms de rues… C’est en constante évolution. »
Replis identitaires et séparatisme : ferments de l’extrême droite ?
Bien sûr, les affirmations culturelles régionalistes ont de tout temps existé sans pour autant nourrir des discours fascisants. Au contraire : les indépendantistes catalans ont une longue histoire marquée à gauche et se sont battus contre les franquistes. Les Bretons ont une identité, une langue et des traditions marquées sans pour autant verser dans un discours de repli identitaire. Mais il n’en reste pas moins vrai que le récit culturel constitue l’argument des peuples qui veulent être autonomes. Au risque de petits arrangements avec l’histoire ? « On est un peu dans l’idéologie politique, qui emprunte à la fois à l’histoire et à la culture, mais qui peut aussi la transformer ou l’idéaliser. Les identités nationales, comme les identités régionales, peuvent aussi être basées sur des mythes, des représentations fantasmées, des stéréotypes… »
Dans tous ces cas, ce n’est pas tant une réécriture de l’histoire qui est réalisée, que l’idéalisation d’un passé ou d’une culture qui n’auraient pas évolué, parfois à grand renfort de clichés, inspirés du folklore, des traditions, des coutumes. Si tous ne sont pas vraiment dangereux, ils reproduisent néanmoins des stéréotypes, qui peuvent vite verser dans le nationalisme. Avec, au bout du compte, l’écueil de la dérive identitaire. Une tentation facile face aux défis que représente la multiculturalité.
1 Régis Meyran est anthropologue et associé à la Plateforme internationale sur le racisme et l’antisémitisme (FMSH/EPHE).