Espace de libertés | Décembre 2020 (n° 494)

Ce que la pandémie dit de nous


Libres ensemble

En tant que sociologue, Gérald Bronner a observé attentivement les effets de la crise sanitaire sur nos comportements. Populisme, radicalisation, réseaux sociaux, théories du complot, post-vérité, récits sur l’homme et la nature : autant de thèmes sur lesquels ce spécialiste des phénomènes de croyances collectives a consacré de nombreux travaux.


Du point de vue de la sociologie, quelles leçons tirez-vous déjà des effets de la pandémie ?

La séquence que nous vivons avec la Covid-19 confirme la puissance de la « démocratie des crédules » sur une échelle transnationale, transculturelle, accentuée par la dérégulation du marché de l’information. Avec les mesures de confinement du printemps dernier, nous avons vu foisonner les médecins et experts en tout genre, mais en même temps ont surgi les scénarios de complots. L’utilisation des réseaux sociaux – et d’Internet en général – produit des effets considérables. D’abord parce que beaucoup pensent devenir compétents sur un sujet après avoir lu quelques articles, ce qui a engendré cette prolifération de spécialistes autoproclamés en épidémiologie. Les réseaux sociaux sont aussi un rassemblement de tous les crédules. Ajoutez à cela des sondages successifs portant sur des questions aussi absurdes les unes que les autres et supposant des connaissances scientifiques que bien peu des personnes interrogées possédaient. Très vite aussi après le début du confinement ont abondé les prophètes et les idéologues qui, instrumentalisant cette situation dramatique, assuraient les uns et les autres qu’ensuite rien ne serait plus comme avant et bâtissaient des discours très élaborés sur l’après. Avec le recul, nous voyons que le monde d’après ressemble beaucoup au monde d’avant. Certes, des choses ont changé et vont changer, notamment dans le monde du travail. Indubitablement, le télétravail va s’étendre, dans les secteurs où il est possible d’y recourir. Le critère sera alors de quantifier des tâches plutôt que des heures de présence. Cela peut avoir pour effet de revitaliser certaines zones périurbaines et de désengorger les réseaux de transports collectifs et individuels.

Avez-vous observé des comportements différents selon les pays ?

La France a, par exemple, tenu une place particulière en Europe au moment du confinement du printemps, notamment dans la perception du risque. Les demandes exprimées par la population allaient en général en faveur de mesures plus restrictives avec une forte attente en direction de la puissance publique. Beaucoup réagissaient sur un mode : « Je veux bien prendre des précautions sanitaires à condition que tous les respectent. » Pour cette catégorie de citoyens, très répandue, l’obligation est vécue comme un soulagement. Le procédé fonctionne un peu comme pour la vaccination obligatoire. La quasi-totalité veut bien s’y soumettre à condition que tous le fassent. Se mêlent en réalité à la fois une sorte de paternalisme accepté dans la contrainte exercée par la puissance publique et une forte aspiration égalitariste, qui exige que tous soient traités à la même enseigne. Nous avons vécu (et vivons encore, NDLR) une période très singulière du fait que les réactions des responsables politiques n’ont pas toutes été marquées par la cohérence. On peut difficilement le leur reprocher quand on observe les analyses fluctuantes de l’OMS pendant toute cette séquence. L’autre particularité, c’est que, d’habitude, lorsque l’on se tourne vers la science, elle parle d’une seule voix ou presque. Cette fois-ci, les contradictions et les controverses se sont succédé, plongeant les populations dans une forme d’incertitude propice à toutes les croyances, en particulier lorsqu’elles proposent des solutions miracles. Les croyances ont cette caractéristique qu’elles nous tournent vers ce que l’on a envie d’entendre.

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Sur le plan international, le populisme a-t-il prospéré avec la pandémie ?

Ce qui s’est passé autour du phénomène qu’est devenu le Pr Raoult est très éclairant, et à mettre en relation bien sûr avec l’attitude de certains dirigeants comme Trump ou Bolsonaro, grandes figures mondiales du populisme. En France même s’est développée une forte politisation autour du médecin marseillais, aux deux extrêmes de l’échiquier politique. Ce qu’a révélé ce phénomène, c’est une grande imprédictibilité, qui fait qu’un personnage plongé rapidement dans la médiatisation pourrait capter, catalyser des attentes et, pourquoi pas, les transformer politiquement. Nous serions alors proches de la prise de pouvoir par cette « démocratie des crédules » que j’ai tenté d’identifier dans mes recherches. Il y a manifestement une forme de disponibilité pour une « aventure politique », comme le montrent d’ailleurs les cas de Trump ou de Bolsonaro, parmi d’autres. Observons aussi la façon dont le Pr Raoult invitait souvent ses interlocuteurs à se référer aux sondages. Il y a là réunis les ingrédients du récit néo-populiste, auquel il faut ajouter, dans le cas français, la dimension de l’opposition de la province à Paris.

Vous avez consacré beaucoup de vos travaux aux phénomènes de radicalisation.

La radicalisation, dont l’islamisme n’a pas le monopole, prend des formes multiples, qui révèlent une adhésion inconditionnelle à des énoncés porteurs de conflictualité. On observe en France des phénomènes d’indignation collective environ tous les deux jours, en particulier sur les réseaux sociaux qui opèrent comme des caisses de résonance. La flamme de l’indignation et de la colère est sans cesse activée, créant des clusters cognitifs qui poussent les gens à chercher des alliés à la cause qu’ils défendent. Cette logique mène à la tentation de vivre sans les autres, à l’abri, replié dans des identités territoriales ou ethniques. Si ces phénomènes s’étendent, vivre ensemble risque un jour de devenir impossible. Le sécessionnisme territorial ou cognitif met en danger l’universalisme, qui connaît une rupture de fait dans son application. En effet, les particularismes prolifèrent et réclament des droits. Un récit sécessionniste se diffuse, d’autant plus que face à lui, aucun autre n’est proposé qui pourrait rassembler. La tolérance, quand elle est mal comprise, ce qui est fréquemment le cas, mène au tolérantisme. On le voit très bien en milieu scolaire avec l’idée selon laquelle certains préconisent l’enseignement du créationnisme. Il faut donc réinventer un récit universaliste, qui se garde de toute approche naïve ou désincarnée et qui regarde l’homme tel qu’il est. Il doit être adossé à une vision réaliste si l’on veut être capable de bâtir un nouveau siècle des Lumières, non seulement pour résister aux obscurantismes, mais aussi pour proposer un horizon positif.

La période que nous vivons a-t-elle étayé vos analyses sur la place que la nature tient dans notre imaginaire collectif ?

Nous sommes en effet confrontés depuis un certain temps à une vision mythologisée de la nature. Ce type de récit substitue en fait la nature à Dieu. Témoin, les déclarations de Nicolas Hulot évoquant la pandémie de Covid-19 qui était selon lui un « avertissement » de la nature. Nous sommes en effet soumis à un schéma de précaution, lui-même adossé à un récit apocalyptique de l’effondrement, qui nous conduit à nous effrayer nous-mêmes du moindre de nos gestes. Invariablement, ce type de récit engendre la peur et nous interdit l’exploration du possible. On le voit par exemple avec les partisans de la décroissance qui, en voulant nous protéger d’un danger bien réel, à savoir notre capacité à nous détruire, nous empêchent d’envisager tous les autres possibles. On a entendu, à mesure que la pandémie se répandait dans le monde, que le capitalisme était fautif. Mais il faut se rendre à cette évidence : les pandémies qui ont frappé l’humanité depuis ses origines sont bien antérieures au capitalisme. Et d’ailleurs, on s’en sort aujourd’hui beaucoup mieux qu’avant, car si des solutions sont trouvées, c’est grâce à la recherche. De ce point de vue, la décroissance, en induisant une rétractation de l’innovation, pourrait être un remède pire que le mal. L’aventure humaine fut de tout temps caractérisée par une exploration du possible ; si celle-ci est entravée, alors à coup sûr nous irons vers le pire. Nous sommes probablement à un moment charnière où nous pourrions être face à un « plafond civilisationnel ». À nous de déterminer si nous voulons nous y soumettre.