Espace de libertés | Décembre 2020 (n° 494)

Les lames poétiques de Lisette Lombé


Culture

Les mots, elle les « claque » ou elle les couche sur le papier. Du slam au recueil, en passant par d’autres formes d’expression artistique, la poétesse et auteure afro-féministe Lisette Lombé dissèque les maux contemporains.


Votre dernier livre Brûler, brûler, brûler, brasse vos thèmes de lutte : politique, patriarcat, homophobie, racisme…

Le titre fait référence au feu sacré de la poésie, à l’étincelle pour dire des choses sur le monde, au feu qui consume de l’intérieur… Il s’agit d’une parole collective, mais cette dimension est importante pour sortir de tout ça. Il y est question de racisme, et d’autres problématiques qui me traversent dans le contexte actuel. Ça fait du bien d’y mettre des mots. Je parle aussi de ces jours où tu es en colère, où tu perçois l’énormité de ce qui se passe. Il y a parfois une forme de désespoir liée à la fatigue du militant, et à la sensation que tout semble vain.

Le féminisme lié à l’afro-descendance a pris une dimension internationale. Selon vous, les choses évoluent-elles pour autant ?

Le mouvement a gagné en puissance internationale et à titre individuel, je me sens moins fragile. Aujourd’hui, je ne laisse plus rien passer. Mais dans le débat public, certaines positions crispent, comme le déboulonnage des statues coloniales ou l’évocation de la Saint-Nicolas ou du Carnaval. À un moment, le dialogue se coupe. Cela révèle que la colonialité, les reliquats du colonialisme, individuels, structurels et étatiques… sont toujours là. Et cela peut donner l’impression de ne pas avancer. De même, le racisme s’est déplacé et adopte un visage de bon ton, avec des propos de type « on ne va pas accueillir tous les migrants et toute la misère du monde ». La crise actuelle, notamment économique, accroît une forme d’appréhension par rapport à l’autre, un repli. Parallèlement, les discours de l’extrême droite sont très présents et la parole décomplexée.

Votre pratique poétique et militante associe le texte, la performance et le collage. Des outils poreux et complémentaires ?

Cela renvoie à une forme de métissage dans mon ADN et dans mon approche intersectionnelle, qui génère une porosité dans ma pratique. L’écrit est associé à la lenteur, permet de revenir sur le travail, de l’organiser, de voyager dans l’intimité des gens sans être là. Ma série de « collages éphémères » est en rapport avec l’actualité et avec une envie de la mettre en images. Le cabaret présente des textes que j’ai rédigés. La scène offre la rencontre avec le public, un moment qui ne va pas se répéter, et donne la possibilité d’aller dans des lieux qui ne sont pas étiquetés « culturels » comme les écoles ou les associations.

culture1_lisette_alcock

« La vie, la poésie » : les mots encrés dans la peau de Lisette Lombé jaillissent. © DR

Ce cabaret politique est également une manière de casser certains préjugés liés aux personnes racisées ?

Un corps dénudé, la lumière et la musique disent plus qu’un personnage en jean et baskets. La dimension érotique s’exprime également mieux de cette façon qu’à l’écrit. Au travers de l’effeuillage, je casse les clichés et cela demande un travail supplémentaire par rapport à la norme. De la part d’une femme métisse, on s’attend à une performance exotique. Mêlée à un texte politique, c’est dissonant. Je joue aussi avec des accessoires pour inviter à la réflexion. Sur le fait, par exemple, qu’il y a peu de personnes racisées dans les cabarets. Ou en retournant un gant noir, je passe de la sensualité à la gestuelle des Black Panters.

Votre premier roman, Venus poetica, paru en février dernier, remet en question la construction de la sexualité. Elle est particulière pour une personne racisée qui a grandi dans une cité de banlieue ?

Il s’agit de fragments d’un journal intime. J’y parle de désir, de sexualité, de l’enfance à l’âge adulte, au travers de petits épisodes de vie. C’est à la fois un peu cocasse et un peu trash. Un grand slam sur l’érotisme des personnes racisées. J’ai grandi dans une cité où la construction de la sexualité est hétérosexuelle et où les normes sont le mariage et la maternité. Avant la rupture, la séparation. J’y évoque également la culture du viol liée à la colonialité, mais aussi la sexualité liée au plaisir.

Vous faites régulièrement allusion à l’âge de la quarantaine. Un tournant clé en termes d’égalité des genres ?

C’est lié à une prise de conscience de quelque chose de différent qui se passe à partir de ce moment. Physiquement, les gens grossissent, gagnent en épaisseur et cela reste interprété différemment en fonction des genres. Même nos rapports à l’alcool vont se jouer à partir d’un certain âge. Un homme déglingué est comparé à Serge Gainsbourg et cela lui donne une aura, tandis qu’une femme ébréchée renvoie à Simone Signoret et est perçue négativement. Aujourd’hui, certains de mes amis âgés de 40 ans sortent toujours avec des filles de 20 ans. La situation ne change pas vraiment.

Depuis peu, vous cumulez textes de slam courts et écrits plus longs. Vous touchez ainsi un public plus large ?

Mon travail d’écriture prend plus d’ampleur, et les textes sont plus variés. À la suite du confinement, des rédactions de différents magazines m’ont contactée, comme Le Vif Weekend pour lequel je développe une rubrique intitulée « Trottoirs philosophes ». Le principe : j’écoute les phrases proférées par les gens dans l’espace public, comme « on est tous foutus » et je compose mes textes à partir de cela. J’écris aussi sur l’amour, sur l’amitié… des sujets qui s’adressent à davantage de gens. Par ce biais, je sors de l’écriture-couteau, et cela me plaît également. En ce moment, on a surtout besoin de tendresse et de douceur.

D’autres approches poétiques se sont mises en place dès le premier confinement. Comment vous adaptez-vous à la situation ?

Je suis traversée par des ressentis très divers, tiraillée entre l’appel à rester chez soi et rester soi. De plus, en tant que mère de trois enfants, ne pas me déplacer sans cesse entre Liège et Bruxelles ou ailleurs est moins fatigant. En même temps, rester soi est mon métier, être avec les gens, dans le partage. En slam, les artistes batail­lent, sont sur scène. Là, on repasse au distanciel, au slam pratiqué assis sur une chaise. Mais on continue à partager de nombreux textes. Et d’autres initiatives ont vu le jour, comme « Fleurs de funérailles » : l’initiative de Carl Norac (poète national de l’année 2020, NDLR). Des poètes se sont unis pour écrire des textes funéraires. Ou comme « Poètes de garde » : par le biais d’un 0800, le public entre en lien avec des poètes qui s’expriment en français, en néerlandais et en anglais, et qui apportent du réconfort. De leur côté, «Les Pharmacies poétiques » investissent les murs d’affiches et de projections. Le confinement a amené ça : plus de poésie.