Territoire d’environ deux kilomètres carrés situé à l’est de la commune d’Anderlecht, à la lisière du pentagone bruxellois, Cureghem canalise toute une série de problématiques relevant, entre autres, du logement, de l’emploi, de la santé et de la cohabitation. Figures emblématiques de tous les problèmes du quartier, les jeunes sont également au centre des espoirs et des solidarités1.
Souvent considéré comme un quartier à problèmes, un quartier dangereux, sale et dégradé, Cureghem est fréquemment l’objet de représentations – médiatiques, politiques, sociales – dévalorisantes. Au cœur de celles-ci se trouvent principalement « les jeunes », figures de proue de tous les désordres sociaux du quartier auxquels ont entre autres été associées les vagues chroniques d’émeutes s’étant succédé depuis les années 1990 et au centre desquelles ils se sont souvent trouvés. La petite délinquance et le trafic de drogues qui se déploient dans le quartier génèrent de surcroît une certaine tension et un sentiment d’insécurité. Catégorie discursive occultant en réalité une variété importante d’expériences, de conditions et de ressources, « les jeunes » font l’objet d’associations d’idées. La représentation du jeune « qui traîne », « qui ne fout rien », « qui deale au pied de l’immeuble »2 est ainsi bien ancrée dans les discours des habitants, qui leur reprochent régulièrement de nuire au quartier et à son image.
En cristallisant les problématiques du quartier, la période du confinement a renforcé ces associations, les comportements des jeunes ayant guidé de multiples discours visant à dénoncer le nombre important de cas de Covid-19 et leur prétendue incapacité à suivre les règles de prévention. Or, et ce d’une façon générale dans les quartiers dits « populaires », le nombre élevé de cas peut en partie être expliqué par la densité urbaine, les familles nombreuses, l’étroitesse et la vétusté des logements. Malgré tout, ces rapprochements solidifient autant de stigmates déjà bien ancrés, associant un public spécifique (ou considéré comme tel) à une territorialité et à certaines caractéristiques socialement dénoncées. Ils s’articulent également à une méfiance accrue vis-à-vis des jeunes, ainsi qu’au lissage policier de l’espace public se traduisant par une augmentation des passages et des contrôles. Le 10 avril 2020, en plein confinement, le jeune Adil C. a d’ailleurs été tué à la suite d’une course-poursuite succédant à un contrôle policier.
Au « Bout du Monde »
Ces discours, ces représentations et ces mesures publiques plaçant les jeunes au centre des tensions dissimulent la part structurelle des problèmes sociaux du quartier. Comme le souligne Muriel Sacco3, ces jeunes évoluent dans un territoire ayant longtemps fait l’objet d’un désintérêt politique, voire d’affronts se matérialisant au travers de projets déconcertés de déconstruction et de reconstruction de pans entiers du quartier. Encore récemment, cette indifférence allait jusqu’à s’inscrire symboliquement dans les marquages de la commune. Un couple d’habitants nous a ainsi fait part de son sentiment d’exclusion lorsque le panneau annonçant la bienvenue dans la commune d’Anderlecht se situait de l’autre côté du canal, à la sortie de Cureghem. Ce sentiment a d’ailleurs participé à nommer le comité de quartier qu’ils ont cofondé, le comité du Bout du Monde. Particulièrement prégnants dans les représentations collectives du quartier, la saleté ambiante et le manque d’espaces verts, de loisirs et de sociabilité accentuent ce sentiment de délaissement.
Souvent stigmatisés, associés aux catégories du danger et de la tension, les jeunes sont également au centre des espoirs et des solidarités. © J.-C Milhet/Hans Lucas/AFP
Et au milieu de tout cela, les habitants étouffent. En particulier les jeunes, qui demeurent dans un quartier stigmatisé. Les écoles de relégation qu’ils fréquentent renforcent de surcroît le déterminisme social, les cloisonnent et les concentrent dans le quartier. Elles ne parviennent plus à les outiller pour qu’ils accèdent aux études supérieures ou au monde de l’emploi. Sans être une fatalité, une porte de sortie se trouve ainsi parfois dans la prostitution, le travail informel ou le trafic de drogues qui leur donnent accès au gain monétaire, mais aussi à la quête de sens, de structure, de ressources et de sociabilité. En outre, malgré une attache parfois très faible au pays de naissance de leurs parents ou de leurs grands-parents, les jeunes issus de l’immigration de deuxième ou de troisième génération n’ont de cesse d’être renvoyés à leurs origines – géographiques, raciales, religieuses –, que ce soit au niveau des rhétoriques médiatiques et politiques, de l’abandon du quartier par les autorités, des débats et des mesures publics, etc. La récente interdiction de porter le voile au sein de la Haute École Francisco Ferrer et les débats qui en ont découlé en sont particulièrement révélateurs. Potentiel outil d’émancipation, l’enseignement est à cet égard devenu un espace d’exclusion, ce qui inquiète un bon nombre d’habitants et d’associations4. Les jeunes incorporent d’ailleurs souvent le fait qu’« ils sont un problème, des citoyens de seconde zone », jusqu’à performer leurs stigmates. Béatrice5, la coordinatrice d’une association visant à créer du lien interculturel dans le quartier, évoquait à ce titre la crainte de stagiaires voilées de se rendre à leur lieu de stage en portant leur voile : « L’image qu’on leur envoie c’est “tu n’as rien à faire ici, tu n’es pas chez toi” […] Les jeunes n’en peuvent plus parce qu’ils ont ce cliché qu’on leur colle systématiquement à la peau. En même temps, ils ne peuvent pas sortir de ce cliché. Ils sont dans des situations très difficiles et, pour survivre, ils font ce qu’ils peuvent, mais le moteur de la peur est tout le temps-là ».
Mais aujourd’hui, les jeunes se révoltent et se mobilisent. Notamment grâce à l’avènement des réseaux sociaux, de plus en plus conscients des inégalités sociales qu’ils subissent et qui s’accroissent, ils revendiquent une société plus égalitaire. Si ces revendications s’expriment parfois par des émeutes, elles peuvent aussi prendre la forme de solidarités, de groupes de pression et de manifestations – en témoigne notamment la récente manifestation6 contre l’interdiction du port du voile dans l’enseignement supérieur, dont plusieurs jeunes femmes du quartier ont joué un rôle actif dans l’organisation et qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes.
Les jeunes au cœur des solidarités
Souvent stigmatisés, associés aux catégories du danger et de la tension, les jeunes sont également au centre des espoirs et des solidarités. Au sein d’un espace fréquemment conçu comme dur et délaissé, regroupant un nombre important de personnes exclues et fragilisées, ils jouent un rôle central dans les aides informelles du quartier. Leur soutien quotidien est d’ailleurs amplement reconnu, jugé indispensable par les habitants : « Moi, je les aime bien [les jeunes]. Ici, on me dit : “Il faut faire attention à eux.” Mais, au contraire, quand ils me voient avec mon caddie, ils sont les premiers à aider. Il y a eu une association ici, en bas. Durant le confinement, des jeunes faisaient les courses. Je n’avais qu’à leur téléphoner et ils faisaient les courses le jour même et me les apportaient », raconte Louise, une habitante du quartier.
Les jeunes ont joué un rôle essentiel dans un quartier où de nombreuses personnes sont isolées.
La période de confinement a par ailleurs été catastrophique pour bon nombre d’entre eux : accroissement d’un isolement préexistant, angoisses et phénomènes de « sur-confinement », mise au chômage et perte des revenus liés au travail formel ou informel, alourdissement de la clandestinité. La fermeture des structures d’aide (services sociaux, épiceries sociales, etc.) a en outre renforcé des problèmes sociaux déjà bien ancrés (faim, extrême pauvreté, mise à la rue, etc.). Chez leurs voisins, leurs connaissances, chez eux, de nombreux jeunes ont été les témoins de la précarisation des habitants. « Ils ont eu un véritable choc », constate Karim, membre d’une association de soutien aux jeunes. Un électrochoc qui s’est conjugué à la confrontation brutale aux contrastes des réalités vécues lors du confinement et que la période a mis en lumière. Ce qui a contribué à renforcer leur conscientisation des inégalités sociales et les a amenés à se mobiliser pour les combattre. Ils ont également été la source d’un important élan de solidarité durant lequel des dynamiques de soutien, entre autres par l’intermédiaire du secteur associatif et des jeunes, se sont substituées à la fermeture des services d’aide et à la diminution drastique, voire à la perte totale des revenus des habitants. Les jeunes du quartier se sont ainsi vigoureusement impliqués dans la récolte et la distribution de colis alimentaires et d’hygiène, ainsi que dans la constitution de « moments de sociabilité ». Ils ont in fine joué un rôle essentiel dans un quartier où de nombreuses personnes sont isolées et où d’autres dépendent – parfois fortement – des services d’aide.
Traversés de représentations ambivalentes, les jeunes de Cureghem constituent une catégorie du discours se trouvant aussi bien au cœur des tensions que des espoirs et des solidarités. Tantôt stigmatisés, assignés à une catégorie de citoyens de seconde zone, régulièrement réattribués à leurs origines supposées, ils semblent pourtant jouer un rôle crucial, en particulier en période de crise, dans les économies sociales d’un quartier subissant de plein fouet le poids des inégalités.
1 Cet article se fonde sur une plus large étude encore en cours portant sur les problématiques d’accès et de recours aux soins par les publics bruxellois dits « vulnérables », menée conjointement par l’auteur et Sophie Thunus, Carole Walker et Alexis Creten (UCLouvain).
2 Propos issus des entretiens, ceux-ci ayant été réalisés avec des habitants du quartier, des professionnels de la santé et des associations (n=73).
3 Muriel Sacco, « Cureghem : de la démolition à la revitalisation », dans Brussels Studies, collection générale no 43, 2020.
4 À ce sujet, la position du CAL diffère de celle de l’auteur, NDLR. Cf. « Dans l’enseignement officiel, la neutralité avant les signes religieux ! », mis en ligne sur www.laicite.be, 15 juin 2020.
5 Tous les prénoms utilisés sont des prénoms d’emprunt.
6 « Hijabis Fight Back ».