En France, le Rassemblement national (RN) est un mouvement en décélération à divers égards, et pourtant il est appelé à encore jouer un rôle important. En effet, ni l’essoufflement du leadership de sa présidente ni les aléas structurels du parti ne sauraient éliminer la demande sociale qui le porte. En fin de compte, qui intéresse-t-il ?
En 2017, Marine Le Pen s’était certes qualifiée pour le second tour de l’élection présidentielle avec 21,3 % des suffrages, mais les sondages l’avaient placée pendant des mois nettement plus haut, avec des pics à 28 %. Sa terne campagne l’avait fait régresser et ne lui avait pas permis de renouveler son image – problème toujours non résolu : 67 % des sondés la jugeaient « sectaire » en 2015, 68 % la trouvent « arrogante » en 2020. Son slogan de campagne, « Remettre la France en ordre en cinq ans », avait le mérite de souligner qu’elle proposait une gouvernance différente, mais à cadre institutionnel constant, afin de chasser le fantôme du régime dictatorial de Vichy. Cependant, le discours routinier péchait par manque d’horizon et de lyrisme, la nation étant d’ailleurs définie dans son programme par sa géographie, et non par son histoire, comme le faisait son père. En revanche, Emmanuel Macron avait su à la fois habiter les codes du nationalisme de droite (faisant de l’écroulement du Parti socialiste et des Républicains le signe qu’il serait le sauveur balayant « l’ancien monde ») et s’afficher comme le garant d’un nationalisme d’émancipation tel qu’issu de la tradition révolutionnaire (mais épousant habilement dans le même élan les thèmes de l’individualisme libéral). Heureusement pour la candidate, la société française était minée par des tensions interethniques ; par exemple, en 2017, 74 % des sondés estimaient que dans la société française, les Roms s’organisaient « à part », contre 4 % en 2002. Le fameux débat de l’entre-deux-tours est en somme l’arbre qui cache la forêt. Comme le révèle l’analyse des occurrences médiatiques des items lepénistes, qui s’appuie sur les articles de presse recensés par la base Europresse, Marine Le Pen avait su cannibaliser les items « extrême droite » et « Front national ». Elle avait su se détacher de ces éléments pour se forger un prénom : elle est dorénavant loin derrière le syntagme « extrême droite », qu’elle considère comme un boulet. Son usure est patente et d’autant plus forte qu’elle a éliminé ses seconds incarnant l’aile étatiste (Florian Philippot) et conservatrice (Marion Maréchal), elle ne dispose plus guère que de bonimenteurs pour incarner médiatiquement le RN. Pis peut-être : les requêtes faites sur Google ont, pour la première fois en 2020, connu des périodes auxquelles les internautes français ont plus interrogé le moteur de recherche sur « Rassemblement national », « Marion Maréchal » ou « Louis Aliot » que sur la fille de Jean-Marie Le Pen. La forme autoritaire de son parti et le soutien de l’électorat bunkérisé lui assurent certes sa stabilité personnelle, malgré cette perte de capital social charismatique.
Une offre politique instable
Marine Le Pen et Florian Philippot avaient travaillé à doter leur parti d’une offre politique cohérente : un souverainisme intégral (politique, économique, culturel, démographique) promettant à l’électeur de toute classe sociale d’être protégé de la globalisation et d’avoir la jouissance tant des gains du capitalisme entrepreneurial que de la protection de l’État providence. Cette ligne a aidé à fidéliser les classes populaires du secteur privé. En 2017, Marine Le Pen a obtenu 43 % des voix de ceux qui s’en sortent « très difficilement » avec les revenus du ménage et 32 % de ceux qui disposent d’un revenu mensuel inférieur à 1 250 euros par mois – la liste RN aux européennes de 2019 ayant enregistré des résultats analogues. Comme ailleurs en Europe, la symbiose entre la crainte du déclassement social personnel et le sentiment d’un déclassement de sa nation produit le vote au bénéfice de l’extrême droite.
Néanmoins, cette ligne a été catastrophique chez les retraités, les diplômés et les cadres (les professions intellectuelles ont voté Le Pen à 9,9 % en 2017, 6 % en 2012, contre 14 % en… 1988). Cette situation a permis de triompher aux élections européennes de 2014 et 2019, car elles se déroulent en un seul tour, mais a entraîné les défaites au second tour dans les autres scrutins. Résultat : le parti ne bénéficie plus ni d’une ligne claire ni des avancées tangibles lui permettant d’alimenter encore son storytelling de l’« irrésistible ascension ». L’afflux massif après 2011 de personnes espérant y trouver un ascenseur social est déstabilisé. Une enquête de 2015 montrait que, parmi les membres du FN âgés de 14 à 35 ans qui étaient interrogés, 36 % se voyaient députés ou sénateurs dans les prochaines années. Devenir frontiste paraissait une voie d’accès aux capitaux sociaux et financiers que le parti était désormais capable de distribuer. Ce placement spéculatif a trouvé sa limite dans le débat contre Emmanuel Macron. Des 51 551 adhérents officiellement à jour de cotisation en juillet 2015, il n’en resterait que la moitié. Ceux qui deviennent élus ne sont pas forcément stabilisés : entre les élections municipales de 2014 et la présidentielle de 2017, 28 % des conseillers municipaux avaient déjà démissionné. La ligne idéologique n’est aujourd’hui réellement claire que sur les questions sécuritaire et migratoire et, aux européennes de 2019, le RN a joué la sûreté en se contentant derechef de n’être plus qu’un parti de la demande. Les municipales de 2020 ont enfin permis l’éclosion de deux thèmes neufs : le « localisme » et la « démétropolisation », qui ne constituent pas un retour à une politique de l’offre, mais un enregistrement tardif des leçons des élections locales de 2015. En outre, ces élections ont souligné un rétrécissement de l’assise partisane : le RN y a présenté seulement 40 % du nombre de listes qu’il avait alignées en 2014 dans les villes de plus de dix mille habitants.
Une demande sociale vivace
Moins que de lui-même, l’avenir du RN dépend donc de la demande sociale autoritaire en France. C’est là l’excellente nouvelle pour lui, puisque le pays ne connaît pas de baisse de ses tensions : en septembre 2020, 88 % des sondés estiment que « l’autorité est une valeur trop souvent critiquée aujourd’hui », 78 % jugent leur nation « en déclin », 65 % pensent que « la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui », 55 % considèrent que pour relancer la croissance, il est préférable de « renforcer le rôle de l’État », et autant qu’il faudrait rétablir la peine de mort. Des commentateurs y voient le signe que Marine Le Pen pourrait renouer avec la chance à l’élection présidentielle de 2022. C’est là commettre la même erreur que celle-ci fit avec Florian Philippot : l’opinion enregistrée par les sondages ne correspond pas au corps électoral. Le panel sondé contient des jeunes, des précaires, des non-diplômés qui certes font souvent le choix du candidat lepéniste, mais surtout qui s’abstiennent nettement plus que les catégories réticentes à ce vote, telles que les retraités ou les hauts revenus. Ainsi, Marine Le Pen avait adressé un message vidéo aux électeurs de Jean-Luc Mélenchon lors de l’entre-deux-tours de 2017 : le transfert de voix escompté fut un échec total. Toutefois, le succès d’un tel calcul peut advenir par une adaptation. En effet, Perpignan est la seule grande ville gagnée par le RN en 2020. L’analyse du vote montre qu’une congruence pour Louis Aliot s’est opérée entre deux quartiers de la ville, le plus riche et un populaire mais miné par la violence. C’est qu’ici la campagne s’est faite sans le nom de Le Pen, sans le sigle du RN, sur une ligne modérée, proposant des mesures concrètes en matière de sécurité, et visant un développement économique pro-business, ce qui a séduit les classes aisées. Cette fusion entre les droites libérale, conservatrice et populiste a abouti à une majorité électorale. Certes, comme dans bien des victoires, l’extrême droite a particulièrement compté sur la désagrégation des offres politiques locales, laissant le champ libre à la liste soutenue par le RN. L’échelon municipal a aussi permis de se débarrasser des questions qui peuvent provoquer un rejet (souveraineté monétaire, préférence nationale, islamophobie), voire une contre-mobilisation de divers segments électoraux. Il n’empêche : si l’on peut s’accorder sur la rationalité du pari majoritaire actuel, selon lequel Marine Le Pen accédera au second tour de 2022 et perdra, il paraît difficile qu’ensuite le RN ne doive pas affronter la question de son programme et de sa stratégie.