Espace de libertés | Décembre 2020 (n° 494)

Turquie et Inde : la laïcité mise à mal


International

Deux événements survenus l’été dernier illustrent l’entreprise de démolition de la laïcité dans deux pays qui l’avaient adoptée comme principe fondateur : la Turquie et l’Inde. Un pouvoir nationaliste-conservateur entend bien mettre fin à l’expérience et redéfinir la nation sur des bases exclusivement religieuses et ethniques.


En août dernier, à Istanbul, la basilique Sainte-Sophie a été transformée en mosquée sur ordre exprès du président Erdoğan, alors que le bâtiment avait été transformé en musée pour l’« offrir à l’humanité » par Mustafa Kemal Atatürk en 1934. Alors que ce dernier voulait rompre avec des siècles de pouvoir temporel de l’Islam, en adoptant des réformes modernistes, Erdoğan accomplit un spectaculaire retour en arrière. Lors de l’inauguration, le président turc a affirmé que voir Sainte-Sophie « rompre avec ses chaînes de captivité […] était le plus grand rêve de notre jeunesse. C’était l’aspiration de notre peuple et elle a été accomplie ».

Dans un parallèle saisissant, et pratiquement au même moment, le Premier ministre indien Narendra Modi posait la première pierre d’un temple dédié à la divinité Rama, à Ayodhya, à l’endroit même où une mosquée avait été détruite par des fanatiques hindous en 1992, lors de pogroms ayant causé des milliers de morts. Modi réalise ainsi un vieux projet des nationalistes hindous : « Une longue attente se termine aujourd’hui : un grand temple sera construit pour notre dieu Rama… »

Le caractère quasi simultané de ces deux événements est frappant. La vue de ces dirigeants consacrant ou inaugurant des édifices religieux illustre parfaitement leur projet politique : mettre fin à la laïcité, à l’égalité des citoyens, et instaurer un ordre basé sur un nationalisme ethnico-religieux.

Deux modèles particuliers de laïcité

Les deux pays ont adopté un modèle politique qualifié de laïque, mais les différences entre les deux sont nombreuses. La Turquie adopte des réformes modernistes à partir de la proclamation de la République en 1923 ; en 1937, son caractère laïque est inscrit dans la Constitution. En réalité, depuis ses débuts, le laiklik turc est très éloigné de ce qui est habituellement compris sous ce terme. Pour l’universitaire Hamit Bozarslan, il s’agit d’une « adaptation mutilée » du modèle français. Certes, la religion est exclue de la sphère strictement politique, mais la république organise la subordination de la religion – islamique sunnite – à l’État, « au point de l’annexer, purement et simplement, au service public ». Un ministère des affaires religieuses (Diyanet) contrôle entièrement le clergé sunnite, rémunéré par l’État, et rédige le prêche du vendredi lu dans toutes les mosquées ; dans les écoles publiques, les seuls cours de religion sont de l’islam sunnite. Il s’agit d’une laïcité très superficielle ; en bref, d’une « laïcité » qui « instaure l’islam en religion par défaut de la nation ».

Shoppers walk past an installation of the model of Ayodhya's Ram Temple at a shopping mall during the ongoing Hindu festive season, in New Delhi on October 24, 2020. (Photo by Sajjad HUSSAIN / AFP)

Une maquette du temple d’Ayodhya Ram, qui sera construit à l’endroit où une mosquée a été détruite par des fanatiques hindous en 1992, orne le patio d’un centre commercial de New Delhi. © Sajjad Hussain/AFP

L’Inde est une république fondée sur la laïcité (secularism) depuis son indépendance, en 1947. Le Parti du Congrès, principale force politique dans les décennies suivantes, défend l’universalisme et la laïcité, seule manière à ses yeux de garantir la paix civile et les droits des citoyens dans un pays d’une grande diversité religieuse. L’égalité de tous les citoyens, quel que soit leur groupe social ou leur religion, est inscrite dans la Constitution, ainsi que la liberté de conscience ; il n’y a pas de religion d’État.

Le sécularisme indien comporte malgré tout certaines ambivalences : l’État reconnaît les communautés sur une base religieuse, afin de protéger les minorités. En outre, il peut intervenir dans les affaires internes d’une religion, lorsque c’est dans le but de favoriser des valeurs constitutionnelles, comme l’égalité des citoyens. Ainsi, la Constitution interdit le système de castes qui est un des fondements de la société hindoue ; des places sont réservées aux dalits (« intouchables ») et autres basses castes dans les universités et administrations, car dans la pratique ce système survit. Le « sécularisme » indien est malgré tout une réalisation remarquable, dans un pays profondément marqué par les divisions et le fanatisme religieux.

Des modèles laïques contestés de longue date

Dans les deux pays sont apparus et montés en puissance des partis qui rejettent la laïcité, vue comme l’imposition d’un modèle occidental, et qui définissent l’appartenance à la nation sur la base de la religion dominante. En Turquie, l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement) dirigé par Recep Erdoğan alliait, à ses débuts, un certain conservatisme social au libéralisme économique, puis a évolué pour devenir franchement islamo-nationaliste au cours de la dernière décennie. L’AKP se fonde sur l’idée de « synthèse turco-islamique » qui, dans les termes de la chercheuse Dorothée Schmid, « fusionne, dans une idéologie hybride, les deux ressources principales du marché politique turc : l’islamisme et le nationalisme ». Cette idéologie parachève l’assimilation de la nation turque à la religion islamique, déjà implicite dans le modèle kémaliste originel. Dans cette optique, il n’y a aucune place pour la dissidence ou le pluralisme : un Turc ne peut être que musulman (sunnite).

Sont apparus et montés en puissance des partis qui rejettent la laïcité, vue comme l’imposition d’un modèle occidental.

En Inde, le BJP (Bharatiya Janata Party, parti du peuple indien) est depuis l’origine un parti de droite extrémiste. Créé en 1980, il succède à un parti fondé au début des années 1950 comme le bras politique de l’organisation paramilitaire radicale hindouiste RSS (Organisation volontaire nationale). Le BJP, très lié au RSS, adhère comme lui à l’idéologie de l’hindutva (« hindouïté »). Cette idéologie préconise l’homogénéité de la nation, fondée sur l’hindouisme et donc le rejet des autres religions, notamment le christianisme et l’islam. Foncièrement hostile à la laïcité, elle se fonde sur le principe de supériorité de la race hindoue, à l’opposé des principes universalistes sur lesquelles l’Inde contemporaine a été créée. L’hindutva est d’abord une idéologie nationaliste ethnique, dont la composante religieuse a été renforcée par le BJP pour s’assurer le pouvoir. Lors de la pose de la première pierre du temple d’Ayodhya, Modi a particulièrement promu le dieu Rama : « Il n’y a aucun aspect de la vie où Rama ne nous inspire pas […]. Rama est la foi de l’Inde, Rama est dans les idéaux de l’Inde ; il est dans la divinité et la philosophie de l’Inde. » Loin de l’idéal séculariste, Modi veut faire de ce culte la religion de la nation.

Prise du pouvoir et transformation de l’État

En Turquie comme en Inde, les partis nationalistes-religieux sont arrivés au pouvoir démocratiquement, sur la base de programmes promettant le développement économique. Ils n’ont pas formellement mis fin à la laïcité, telle qu’elle est inscrite dans les Constitutions de ces États, mais ont mené une politique ethno-nationaliste et religieuse.

En Turquie, cela a commencé par l’autorisation du port du voile islamique dans la fonction publique, et de manière générale par un discours ouvertement réactionnaire. En outre, Erdoğan a mis en place un régime de plus en plus autoritaire, surtout à partir des années 2010. La tentative de coup d’État de 2016 a servi de prétexte pour asseoir sa domination sur le pays en réprimant de nombreux groupes manifestant une opposition à sa politique (défenseurs des droits des Kurdes, journalistes indépendants, laïques, féministes…). En politique étrangère, Erdoğan mène une politique de puissance « néo-ottomane », et a l’ambition de devenir le leader du monde musulman. Autoritarisme, politique étrangère agressive, exploitation de la fibre nationaliste et islamique doivent être analysés dans le contexte de la grave crise économique que connaît actuellement la Turquie.

De même en Inde, le pouvoir de Modi est fragilisé par la mauvaise situation économique amplifiée par la pandémie de Covid-19. Là aussi, le pouvoir en appelle aux bas instincts nationalistes pour détourner la population des problèmes économiques et la mobiliser contre l’« ennemi intérieur » supposé : les musulmans. Le BJP a révoqué l’autonomie du Cachemire, adopté une loi sur la régularisation de réfugiés qui exclut expressément les musulmans, et est souvent accusé de cautionner les lynchages visant des membres de la communauté musulmane du pays par des fanatiques hindous.

Dans ces deux pays, un modèle original de laïcité est mis à mal. La démocratie même est mise en danger par un pouvoir qui veut exclure toute dissidence. Mais la résistance au nationalisme religieux est présente et vive.