Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Les médecins militants, ces héros


International

Dans beaucoup de pays européens comme ailleurs, l’IVG reste interdite, ou les restrictions sont si drastiques que son accès est rendu difficile. Portrait de deux militant.e.s signataires de la Déclaration de Bruxelles (1) qui œuvrent pour l’application de ce droit au Maghreb. Maroc et Tunisie, deux pays, deux situations différentes, une lutte commune.


Si en Belgique, la sortie de l’avortement du Code pénal a animé les débats ces dernières semaines dans beaucoup de pays, le droit d’accéder à l’IVG demeure strictement interdit ou fort limité. Et ici, comme là-bas, c’est généralement la mobilisation des militant.e.s qui permet d’interpeller le législateur et de faire évoluer le droit des femmes.

Au Maroc par exemple, la question fait l’objet de débats politiques et au sein de la société civile, ces dernières années. L’avortement est autorisé pour raisons de santé, quand la vie de la mère est en jeu, ce qui ne représenterait, selon le gynécologue-obstréticien Dr Chafik Chraïbi, que 5 % des situations correspondant aux demandes d’avortement. Le fondateur de l’association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC) milite pour l’élargissement des conditions d’accès à l’IVG. Un engagement qui lui a coûté son poste de responsable de la maternité du CHU de Rabat où il travaillait, après son passage dans l’émission « Envoyé spécial » sur France2 où il dénonçait le drame vécu par les Marocaines. Selon une enquête de l’Association marocaine de planification familiale (AMPF) publiée en 2016, quelque 50 000 à 80 000 cas d’avortements clandestins ont lieu chaque année. Des statistiques difficiles à obtenir et qui sont certainement en deçà de la réalité. « On estime qu’il y a au Maroc entre 600 et 800 avortements par jour, avance de son côté le gynécologue, et que cela coûte aux femmes entre 1 500 et 10 000 dirhams (135 et 900 euros). Cela se fait dans de mauvaises conditions et ce n’est pas sécuritaire. Et donc, il est absolument primordial que l’on puisse légaliser. Il existe un nouveau projet de loi qui vise à permettre l’avortement dans un certain nombre de situations, comme les cas de viol, d’inceste, de malformation fœtale, ou de femmes ayant un handicap mental. Le projet a été voté par le gouvernement voici deux ans, mais il n’est pas d’application car il doit encore être adopté au Parlement. »

Woman in a narrow street in the medina or old town of Moulay Idriss, Meknes-Tafilalet, Northern Morocco. The town sits atop 2 hills on Mount Zerhoun and was founded by Moulay Idriss I, who arrived in 789 AD and ruled until 791, bringing Islam to Morocco and founding the Idrisid Dynasty. It is an important pilgrimage site for muslims. Picture by Manuel Cohen

Au Maroc, les avortements clan­destins provoquent encore beaucoup de dégâts. © Manuel Cohen/Mcohen/AFP

Vers un durcissement ?

Selon le Dr Chraïbi, cette potentielle évolution n’est cependant pas suffisante, car elle laissera toujours sur le carreau beaucoup de femmes qui n’entrent pas dans ces catégories. Sur le terrain, il doit régulièrement refuser des avortements et voit des personnes revenir avec des complications gravissimes, suite à une IVG clandestine. « Il va falloir élargir un peu plus la loi, parce qu’il y a aussi les mineures, les femmes qui tout simplement ne veulent pas de leur grossesse ou les femmes âgées de 45 ans qui tombent enceintes. Alors que va-t-on faire de ces cas-là ? En tant que médecin, je reçois tout le temps des femmes dans ces situations, mais j’ai les mains liées parce que jusqu’à présent l’acte d’avorter est pénalisé. » Le gynécologue estime que les positions se sont durcies autour de cette question après le débat au gouvernement. Il observe également une plus grande crainte au sein de sa profession et une augmentation des arrestations et emprisonnements de médecins. Avec une répercussion : un accroissement des IVG clandestines et de leurs désastreuses conséquences.

Des effets collatéraux catastrophiques

Le Dr Chraïbi attire également l’attention sur les autres répercussions découlant de cette situation. « Il y a des suicides, des filles qui se font expulser de chez elles, des crimes d’honneur… Et il y a bien entendu des femmes qui accouchent et qui soit commettent des infanticides, soit abandonnent leurs bébés. Ils se retrouvent dans les orphelinats et certains n’arrivent même pas à trouver quelqu’un pour les adopter. On adopte encore des filles toutes mignonnes qui n’ont aucune pathologie, mais généralement on laisse les garçons qui ont souvent des problèmes de handicap parce que leur mère a pris des produits pour se faire avorter et n’y est pas arrivée. » Des enfants qui se retrouvent ensuite dans la rue vers 8, 10 ans dans des conditions innommables. Sans oublier les trafics d’enfants, notamment d’organes ou leur asservissement pour réaliser des tâches ménagères. « Je me sens parfois abandonné, en train de me battre pour rien », déplore-t-il, lui qui désespère de trouver un « réel interlocuteur au gouvernement. Cela me fait mal quand je relis des articles ou quand je regarde des documentaires d’il y a 5 ans, 7 ans, 10 ans, dans lesquels des responsables promettent que la question de l’avortement sera réglée dans les jours à venir », peut-on lire sur le site de son association. Dur dur d’être militant.


(1) Déclaration de Bruxelles signée à l’issue du forum « D’une seule voix pour le droit à l’avortement » qui réunissait des militant.e.s provenant de plusieurs pays à travers le monde. droitavortement.com/