Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Les yeux bandés du logiciel


Dossier

Aujourd’hui, des logiciels d’intelligence artificielle permettent de prédire la probabilité de certaines décisions de justice. Si certains craignent l’avènement d’un système judiciaire à deux vitesses, le caractère performatif de ces «legal techs» pose également question: la valeur du droit n’est-elle pas de se laisser travailler par les évolutions sociales et les dilemmes éthiques plutôt que de reproduire des décisions antérieures?


Dans la famille des plaignants, demandez un individu de sexe masculin, âgé de plus de 45 ans, venu d’un pays tiers à l’Union européenne, demandant l’asile dans tel pays parce qu’il est persécuté politiquement dans tel autre, membre d’un parti démocratique dans lequel il occupe telle position : cliquez sur OK et vous saurez avec un degré de probabilité élevé si sa demande d’asile va être ou non reçue. De la science-fiction ? Plus vraiment. Les logiciels d’intelligence artificielle, basés sur la jurisprudence, sont en passe de s’imposer dans le domaine du droit.

Barreau 3.0

En Belgique, deux éditeurs spécialisés – Wolters Kluwer et Larcier – y travaillent activement. Olivier Haenecour, bâtonnier du barreau de Mons entre 2015 et 2017, s’intéresse depuis quelques années à cette question. « Ma crainte principale était de voir se développer une justice à deux vitesses, avec d’un côté des gros cabinets capables d’investir des millions dans des outils d’intelligence artificielle et de l’autre, des petits cabinets qui seraient incapables de créer des outils à partir de leurs propres ressources. » Au sein d’Avocats.be, Olivier Haenecour plaide dès 2015 pour la mise sur pied d’un outil collectif, financé de manière solidaire par tous les avocats et accessible à chacun d’eux. Malgré des perspectives prometteuses, le projet est abandonné, faute de moyens : Olivier Haenecour entre alors en contact avec Wolters Kluwer, qui propose au bâtonnier de tester son logiciel Legal insights dans sa version bêta. Le domaine d’application est celui du droit social et plus particulièrement de la rupture du contrat de travail. « Wolters Kluwer m’ayant donné l’assurance que la vocation de Legal insights était d’être accessible à tous, j’ai désigné 50 avocats spécialisés dans cette matière ou particulièrement ouverts aux nouvelles technologies. Ce test a montré que si cet outil permettait des progrès significatifs par rapport aux bases de données classiques, il apparaissait quand même davantage comme un super outil de jurisprudence plutôt que comme un outil prédictif. »

Une portée limitée

Il est vrai que ces legal tech, en allant voir d’un peu plus près, ne relèvent pas à proprement parler de la justice – en cela qu’elles sont inaptes à rendre une décision ou d’être prédictives –, leur portée est davantage statistique. « Par rapport à une base de données classique, ces nouveaux outils vont par exemple vous indiquer que le vol dans une entreprise est considéré comme un motif grave dans 80 % des cas et qu’il ne l’est pas dans 20 % des cas. Vous pouvez ensuite affiner l’analyse statistique par juridiction et voir si vous avez plus de chances de gagner dans telle ou telle cour d’appel », détaille Olivier Haenecour. Cette représentativité statistique demeure elle-même limitée, en raison de l’accès restreint aux décisions de justice. En Belgique, la base de données publiques Juridat répertorie en effet quelque 60 000 décisions… soit 0,5 % des décisions qui ont été prononcées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Chaque année, c’est en effet un million de décisions qui sont prononcées dans notre pays. « Pour fonctionner correctement, il faut du big data », résume Olivier Haenecour.
L’herbe est-elle plus verte chez nos voisins de l’Hexagone ? Le logiciel Predictice, qui se base sur quelque 5 millions de décisions, semble l’indiquer. Il faut dire que la loi française du 7 octobre 2016 pour une république numérique, qui stipule en ses articles 20 et 21 que les décisions de justice doivent désormais être en open data, est un signal encourageant pour les start-ups spécialisées dans les legal techs. Même si dans les faits, l’accès libre à l’ensemble des décisions de justice connaît de nombreuses entraves. « Les décisions de justice comportent beaucoup de données à caractère personnel, relatives à des entreprises mais aussi à des particuliers. Or, même si vous voulez retirer toutes les données d’identification directes (nom, date de naissance…) mais que vous dites que telle personne habite à l’angle de telle et telle rue, il reste possible de croiser les données factuelles dans plusieurs décisions et de retrouver l’identité de la personne. La question est donc celle de l’anonymisation ou plutôt de la pseudonymisation, car si on cache le nom de chacun dans une décision, elle devient inexploitable », illustre Olivier Haenecour.

Les questions annexes sont par ailleurs nombreuses, comme celle de laisser ou non apparaître le nom des magistrats. « Il y a aussi des enjeux économiques : je ne leur fais pas de procès d’intention mais si le marché est dominé par les éditeurs, ils pourraient très bien travailler les algorithmes, par exemple de manière à ce que les décisions plus favorables aux entreprises qu’aux travailleurs soient davantage sélectionnées. » Le contrepoint indispensable du développement de ces outils serait donc la mise sur pied d’un organisme de contrôle sur le même modèle que l’OCAM (Organe de coordination pour l’analyse de la menace). « Cela ne paraît pas évident », prévient l’avocat. « Car comme le Dieselgate nous l’a montré, il faut que les moyens du contrôleur soient en rapport avec les moyens du contrôlé… »

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Le facteur humain

Le caractère performatif de ces outils d’« aide à la décision » pose par ailleurs la question du sens même de notre système judiciaire. « L’homme étant fainéant de nature, il pourrait avoir tendance à suivre l’opinion majoritaire alors qu’en vérité, la justice n’a jamais progressé que parce qu’il y avait des avocats et des juges inventifs », prévient l’ancien bâtonnier. En d’autres termes, l’intelligence artificielle fait peser sur le droit une menace d’assèchement et de stagnation : « Le risque est qu’on décide toujours la même chose alors que la société change. Il est important que les opinions divergentes soient mises en évidence et non écartées par ces outils. » Penser qu’ils seraient garants d’une plus grande « objectivité » est un leurre. « La justice a les yeux bandés et comme la machine n’a pas d’yeux, elle verrait plus clair ? Non, je trouve que la justice doit avant tout être humaine et je trouve justement important d’avoir un juge qui soit animé de sentiments et qui puisse être aux prises avec des contradictions éthiques », poursuit Olivier Haenecour.

Le propre du juge

En raison de l’économie que ces outils représentent pour la collectivité, une autre dérive serait de les voir utilisés de manière sélective dans les litiges « à faible enjeu ». « La première erreur est de croire que parce que l’enjeu d’un litige est limité, il est simple. Deuxièmement, une telle utilisation donnera l’impression détestable d’une justice à deux vitesses. » Du reste, si le facteur humain paraît moins prédominant quand il s’agit de trancher de la propriété intellectuelle d’un ouvrage que lorsqu’il s’agit des droits d’hébergement d’un enfant, en dernière instance, un juge décidera toujours en son âme et conscience. Ce qui n’est pas encore le cas de la machine « même si Google et IBM travaillent à une conscience artificielle ». Et quand bien même : au-delà de la conscience, les humains possèdent aussi la faculté de déceler derrière les actes et les postures des motifs inconscients. Olivier Haenecour est formel : « Dans un litige entre frères et sœurs au sujet d’une reconnaissance de dettes, un juge intelligent ira creuser pour comprendre pourquoi ils se disputent au sujet d’une somme peu importante. À ce stade, il pourra aussi les envoyer en médiation pour rechercher ce litige sous-jacent, permettre à chacun de trouver une solution et peut-être même permettre aux parties de se réconcilier… ce que ne fera jamais un ordinateur. »