Les algorithmes ont infiltré notre quotidien via les outils numériques, bousculant des notions telles que la vie privée, le travail, la propriété ou le pouvoir. Gilles Dowek, informaticien et chercheur à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) en France, nuance leur portée et défend un usage responsable et citoyen.
L’algorithme n’est pas une invention récente. Quelle en est votre définition ?
Je donnerais deux définitions, l’une très générale, l’autre plus ciblée. Il s’agit d’abord d’un procédé plus ou moins complexe qui permet de résoudre un problème. Comme dans le cas d’une recette de cuisine. Une baguette de pain s’obtient par la transformation du blé, il faut d’abord le moudre, puis on ajoute l’eau, le sel, la levure… La seconde restreint la définition à des procédés qui transforment des symboles, les plus courants étant les chiffres et les lettres. Les machines exécutent des tâches importantes depuis l’Antiquité. Elles remplacent la force physique humaine et transforment notre quotidien. Mais depuis 1940, nous fabriquons des machines à exécuter des algorithmes : des ordinateurs. Elles nous aident à manipuler les symboles, à traiter l’information, faire une liste de courses, communiquer avec nos proches, concevoir des avions…
Ces procédés peuvent à la fois faciliter le quotidien du citoyen et menacer sa vie privée, susciter des craintes. À tort ou à raison ?
Cela est dû d’une part à l’ignorance du public car les écoles, à la traîne, enseignent peu et mal ces questions. D’autre part, avec raison : il s’agit d’objets avec lesquels nous interagissons et la manière dont nous les utilisons est essentielle. Il faut être conscient des dangers de ces outils, savoir ce que l’on peut en faire ou pas. Un algorithme peut archiver des milliers d’informations sur une personne ou tous les courriels que cette personne a envoyés et reçus. On parle d’hypermnésie : les algorithmes n’oublient rien et questionnent les limites de notre utilisation. Ils sont à l’origine de transformations radicales des notions de travail, de propriété, de gouvernement, de responsabilité, de vie privée… et c’est à nous de décider de quel côté faire pencher la balance. Les algorithmes sont avant tout des solutions, mais ces solutions ne sont pas neutres.
L’humain peut-il contrôler la portée des algorithmes et de quelle façon ?
Oui car l’humain les a inventés, et l’on ne doit pas penser que le monde est divisé entre ceux qui fabriquent les algorithmes et les utilisateurs. Nous devons organiser un monde où chacun fabrique et utilise des algorithmes, de même que tout le monde écrit et lit des textes. Mais, même dans le cas où nous ne sommes qu’utilisateurs, notre choix doit être éclairé. Tout le monde ne peut pas créer un moteur de recherche, mais tout le monde peut choisir son moteur de recherche en fonction de critères éthiques, politiques… Certains moteurs garantissent la non-traçabilité. La question est essentielle au niveau sociétal. Choisir un logiciel libre, ou un logiciel propriétaire, est une façon d’influer sur la marche de l’histoire.
Divers projets politiques sont directement liés aux algorithmes.
En France, le gouvernement précédent a établi une loi qui permet la surveillance de la population. Les écoutes téléphoniques ont toujours existé, mais l’échelle s’est modifiée en remplaçant l’homme par la machine. On passe de dizaines ou de centaines d’écoutes à l’intégralité de la population. Plus de trois quarts des députés ont voté pour cette loi dans un contexte d’attentats, mais elle reste liberticide. Il est important que les citoyens se mobilisent, se regroupent pour opérer des actions de contestation.
Cela passe notamment par l’enseignement de l’informatique dans les écoles et universités, que vous tentez de développer avec des informaticiens de différents pays ?
Je me suis ainsi rendu à l’Université libre de Bruxelles, dans le cadre d’une collaboration informelle avec un collègue et des informaticiens de différents pays. Nous échangeons sur l’enseignement de l’informatique, par l’utilisation de l’informatique pour l’enseignement. L’enjeu est celui de la formation citoyenne, afin d’influer sur le quotidien. Cela ramène à la question de l’action politique et nous tentons ici de travailler au niveau international.
Les algorithmes n’oublient rien et questionnent les limites de notre utilisation.
Au niveau des institutions, comment le changement peut-il s’opérer ?
Cela peut se traduire au niveau des institutions, dans la manière de traiter l’information pour prendre collectivement des décisions. Nos institutions, qui nous invitent à voter une fois tous les cinq ans, ont été conçues à une époque, le début du XVIIIe siècle, où l’on manipulait peu de données. On a désormais les moyens de brasser plus d’informations. De ce fait, les institutions se transforment et on peut en imaginer d’autres formes. En Suisse, par exemple, les votes s’organisent ponctuellement, quand une décision s’impose sur une situation donnée. De même aujourd’hui, on assiste à l’émergence de partis plus ciblés, dont le programme est ainsi axé sur le droit d’accès au logement ou les droits des malades.
La force cognitive, intellectuelle, peut également être remplacée par les ordinateurs. Pour quel impact dans la sphère professionnelle ?
Si l’on arrive à un schéma de société où les richesses sont produites par les machines et non les personnes, cela induira une remise en question des modèles sociaux fondés sur le travail, qui résultent des idéologies capitalistes et socialistes. Et d’autres manières de fonctionner. C’est déjà un peu le cas. En France, sur 66 millions de personnes, 32 millions ne travaillent pas.
Peut-on parler d’intelligence artificielle ?
Le terme d’intelligence artificielle est miné. On ne désigne pas, par exemple, un avion par l’expression « oiseau artificiel » car un avion est différent d’un oiseau. Certains algorithmes simulent ou remplacent des tâches dont nous pensions qu’elles demandaient de l’intelligence. Au XVIIe siècle, effectuer une addition était un signe d’intelligence. Puis on a inventé une machine à calculer. De même, aujourd’hui des ordinateurs jouent très bien aux échecs. L’algorithme prédit le comportement du consommateur et adapte le sien.
Ce qui génère des effets positifs et négatifs ?
Dans le cas d’une machine à café par exemple, on a le choix avec ou sans sucre. On peut imaginer une machine qui observe le choix passé, avec un sucre, et la fois d’après propose le sucre, en option par défaut. Mais si un algorithme observe les habitudes du consommateur et lui propose des produits dont il n’a pas besoin, l’action est négative. Il faut toujours être vigilant et se demander dans quel monde je veux vivre. Mais aussi éviter de diaboliser ou d’angéliser.