Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Libres ensemble

 

Un droit: l’avortement. Deux systèmes pour y répondre: les «Abortuscentra» flamands et les plannings familiaux francophones. Témoins emblématiques d’une Belgique à deux vitesses, ces structures, tantôt ultramédicalisées, tantôt centrées sur l’accompagnement psychosocial, encadrent un phénomène complexe et polymorphe avec des méthodes opposées mais complémentaires.


La première chose qui saute aux yeux lorsque l’on pénètre dans un Abortuscentrum, c’est l’importance de la structure, similaire à une clinique modernisée. Il faut dire qu’à l’époque de leur construction, ces centres avaient été pensés comme de véritables forteresses, opaques à toute indiscrétion malveillante. À Hasselt, les vitres teintées du bâtiment perpétuent cette culture du secret. Logé entre une clinique de radiologie et un complexe de coworking, le centre ne comporte qu’une salle d’intervention mais abrite quatre chambres de réveil afin d’assurer les multiples consultations. Dans les couloirs, les patientes venues pour le premier rendez-vous croisent celles qui se présentent pour une intervention.

Les praticiens composent avec un cadre juridique trop étroit.

Des jeunes filles ou des femmes plus âgées. Des patientes issues de milieux populaires comme de milieux bourgeois. Des dossiers « faciles » comme des parcours de vie dramatiques. Anne Verougstraete a déjà « presque tout vu ». Depuis ses débuts professionnels, cette gynécologue de l’hôpital Érasme et de l’Abortuscentrum de la VUB (SJERP-Dilemma) exerce de part et d’autre de la frontière linguistique. Elle a assisté à l’émergence des deux systèmes qui régissent actuellement la prise en charge des interruptions volontaires de grossesses (IVG) en Belgique : les plannings familiaux et les Abortuscentra.

Pendant la « prohibition »

Ces deux modèles trouvent leur origine dans les clivages politiques qui ont accompagné la libéralisation des avortements illicites. En 1975, alors que le planning Aimer à l’ULB revendique la pratique illégale d’IVG dans ses locaux et insuffle cette dynamique à d’autres centres avec le soutien des partis laïques francophones, la Flandre est confrontée à un paysage politique hostile à ces interventions. Les catholiques du CVP les interdisent dans les plannings flamands (les centres CGSO, NDLA), menaçant de supprimer les subventions dédiées aux autres activités (sociales, psychologiques, de prévention, d’éducation et d’animation). Parallèlement, la pratique prohibée se multiplie dans les hôpitaux et dans les plannings francophones. Ces derniers se regroupent d’ailleurs dès 1978 autour du Groupe d’action des centres extrahospitaliers pratiquant l’avortement (GACEHPA) face à la reprise des poursuites judiciaires. Mais les établissements hospitaliers flamands ne se mouillent pas. Seuls l’AZ-VUB et le professeur Jean-Jacques Amy bravent l’interdit.

En Flandre, 95 % des IVG se déroulent dans des « Abortuscentra ». © Voisin/Phanie/AFP

En Flandre, 95 % des IVG se déroulent dans des « Abortuscentra ». © Voisin/Phanie_AFP

Pour ne pas nuire au financement de leurs centres, les Flamands scindent leurs activités et créent au début des années 1980 les premiers Abortuscentra à l’image des centres STIMEZO néerlandais : exclusivement dédiés aux IVG et donc uniquement dépendants des revenus remboursés par l’INAMI. Mais les plannings flamands n’y survivront pas. Dans la foulée de la loi du 3 avril 1990 qui acte la dépénalisation partielle et sous conditions de l’avortement en Belgique, la Flandre décide de rationaliser la « première ligne ». Les centres CGSO sont intégrés aux Centrum Algemeen Welzijnwerk (CAW) fraîchement mis sur pied pour assumer la majorité de leurs activités au niveau régional, aux côtés de l’organisme Sensoa qui forme les professionnels. Ce changement laisse désormais le premier contact aux généralistes et gynécologues qui orientent leurs patientes vers des centres en Flandre ou aux Pays-Bas en fonction de leurs proximités géographiques.

Une lutte au coude-à-coude

On dénombre actuellement 34 centres extrahospitaliers francophones qui pratiquent l’IVG, pour seulement cinq centres flamands (Anvers, Ostende, Gand, Hasselt et Bruxelles). Les centres francophones et néerlandophones gèrent malgré tout le même volume d’activité et se partagent presque équitablement les quelque 15 000 avortements annuels extrahospitaliers recensés parmi les 25 à 30 000 interventions estimées en Belgique. En Flandre, 95 % des avortements se pratiquent dans des Abortuscentra (contre 4 % dans les hôpitaux) alors que 75 % des IVG sont effectuées dans les plannings du côté francophone (contre 25 % en hôpital).

Au rationalisme et à l’interprétation flamande plus légaliste s’oppose la revendication francophone d’une approche globale et pluridisciplinaire.

Un centre francophone dont l’activité se concentre sur les avortements en effectue jusqu’à 450 à l’année. Les centres flamands peuvent en assurer jusqu’à 2000. Cette intense activité n’est pourtant pas synonyme de déshumanisation, assure Carine Vrancken, la coordinatrice de la plateforme LUNA qui fédère depuis janvier 2018 les Abortuscentra, à l’exception de celui de la VUB qui a préféré conserver son indépendance : « La Flandre a opté pour la fonctionnalité et l’efficacité budgétaire », clarifie-t-elle, pointant les surcoûts de plannings francophones qui « disposent parfois du même matériel médical pour bien moins d’interventions ».

Une vision différente de la prise en charge

Au-delà des divergences historiques et fonctionnelles, la qualité de la prise en charge est appréhendée différemment selon la communauté. Quand l’« ultra-médicalisé » se vend comme « rassurant » au nord du pays, la convivialité est élevée au rang d’argument au Sud. Au rationalisme et à l’interprétation flamande plus légaliste de la loi du 3 avril 1990 (et de ses différents délais) s’oppose la revendication francophone d’une approche globale et pluridisciplinaire de la problématique.

« Chaque activité nourrit les autres. L’accompagnement des IVG permet par exemple de mieux expliquer la problématique lors des animations dans les écoles, de cerner les échecs de contraception ou encore de déceler des situations de violence conjugale », explique Frédéric Brichau, coordinateur du planning Willy Peers à Namur. Cet assistant social loue surtout un dispositif qui « offre du temps et de l’écoute aux femmes dans le besoin ». Dominique Roynet abonde dans le même sens. La représentante du GACEHPA, gynécologue aux plannings de Rochefort et de Schaerbeek, salue une « organisation unique en son genre. Les avortements sont pratiqués dans des centres extrahospitaliers soucieux de prendre en compte toutes les préoccupations qui entourent la santé sexuelle et reproductive des femmes ».
Ces différentes approches se répercutent aussi sur le personnel. Là où les néerlandophones optent davantage pour des équipes médicalisées, les plannings francophones privilégient des profils plus actifs dans l’accompagnement psychosocial. Malgré le contraste des aides et des solutions proposées, francophones et néerlandophones convergent vers les mêmes objectifs : un assouplissement des règles actuelles et la reconnaissance du droit d’autodétermination des femmes en matière d’IVG. En attendant que le législatif prenne véritablement le problème à bras le corps en dehors des petites guerres préélectorales, les praticiens composent avec un cadre juridique trop étroit, et ce, dans les deux langues.