Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Apprendre à vivre avec le nouveau monde. Un entretien avec Thierry Geerts


Dossier

Google Belgique. Un bâtiment judicieusement blotti à un jet de pierres de la Commission européenne. Comme toutes les entreprises qui ont intérêt à faire entendre leur voix auprès des cénacles de l’Union. Aucun logo tonitruant sur la façade. Discrétion. Un véritable contraste avec l’omniprésence, l’omniscience serait-on tenté de dire, des géants du web dans notre monde virtuel. Une cosmologie que Thierry Geerts, le patron de Google Belgique, nomme «Digitalis» dans son dernier ouvrage.


Vous évoquez une révolution numérique, qui change le monde. Qu’entendez-vous par là ?

Il y a aujourd’hui 4 milliards de personnes qui sont connectées l’une avec l’autre et qui s’échangent des idées comme s’ils étaient voisins. À tout moment, on peut entrer en contact avec quelqu’un qui se trouve de l’autre côté de la planète et avoir accès à l’information du monde entier avec son smartphone. C’est une révolution technologique, mais aussi culturelle, dans laquelle on peut communiquer avec une énorme et nouvelle communauté que j’ai appelée – tel un pays – Digitalis.

En quoi est-ce culturel ?

Cela rapproche la communauté humaine comme jamais auparavant. Avant, il fallait écrire une lettre et attendre quelques jours que l’on vous réponde ou bien prendre l’avion pour se voir. Aujourd’hui, j’ouvre mon portable et je peux faire une vidéoconférence en temps réel avec une personne qui se trouve à Singapour et une autre qui se trouve aux États-Unis, pour discuter de nos visions philosophiques. Et je peux avoir des relations humaines normales, par exemple rester en contact avec de la famille qui est très loin. Je ne suis ni philosophe ni sociologue, mais apparemment cela change totalement la culture parce qu’il y a beaucoup moins de bouts d’humanité. Il reste de grosses différences entre certaines visions du monde, mais elles ne sont plus géographiques.

Vous dites aussi dans votre livre que c’est une révolution qui est une destruction créatrice. C’est ce qui fait un peu peur à une série de personnes. Vous le comprenez ?

J’ai écrit ce livre parce que je comprends très bien les craintes, même si cela ne signifie pas que je suis d’accord. Le problème est que l’on n’explique pas ce qui est en train de changer. Une révolution industrielle analysée par la suite apparaît généralement comme une bonne chose. Nous sommes contents d’avoir de l’électricité, une voiture ou de pouvoir acheter des produits relativement bon marché ou d’avoir accès à une médecine convenable, tout cela grâce à l’évolution technologique. Tout changement est naturellement un petit peu difficile. Et comme il y en a beaucoup à la fois, cela fait peur. Soyons très clairs : ce n’est pas une époque rassurante, il y a des matins où je me lève aussi en pensant que ça change quand même très vite ! Mais d’un autre côté, quand je suis malade, j’espère également que cela change vite pour que l’on maîtrise une nouvelle technologie qui va me guérir. Mon livre n’est certainement pas naïf, il est volontairement présenté d’une façon simplifiée dans le but d’expliquer, pour donner à tout le monde l’envie de maîtriser cette évolution.

Beaucoup de gens emploient des technologies sans avoir reçu une éducation à leur utilisation.

La peur ne vient pas que des personnes peu éduquées, mais surtout des chefs d’entreprises, de politiciens, d’académiciens. En général, monsieur Tout-le-Monde se rend souvent compte du bénéfice. Il est content d’utiliser un smartphone avec Google Maps, qui lui indique où il doit aller. Ce sont plutôt les gens qui sont à un niveau de responsabilité ou de pouvoir qui craignent de devoir changer leurs habitudes, les structures de leur société. Par exemple, lorsque j’achète quelque chose sur Internet, dans 70 % des cas, c’est via une société étrangère. L’économie digitale hollandaise atteint le double de la nôtre et le triple de celle de l’Angleterre. Cela vous donne un peu un ordre de grandeur démontrant que nous sommes quand même un petit peu à la traîne.

Il y a aussi une crainte par rapport à l’emploi, particulièrement pour les travailleurs peu qualifiés.

Je pense que cela n’est pas insurmontable. Google a notamment investi dans deux projets, dont Molengeek qui s’adresse à des gens que l’on appelle les drop-outs, des réfugiés ou des jeunes qui ont raté l’école. En trois mois, on leur donne une formation de coding et 80 % trouvent du boulot par après. Cela prouve qu’une initiative privée avec des petits moyens, près de 200 000 euros, peut avoir un impact. Pour un tel projet de conversion, c’est quand même relativement bon marché. Au départ, moi, j’ai été blanchisseur, j’ai aussi réinventé ma carrière. Ce qu’il faut, c’est vraiment avoir envie de se reconvertir.

Pensez-vous que dans les évolutions de ce style-là, il y a des effets collatéraux qui sont inévitables ?

Je suis persuadé que si nous avions été davantage conscients lors de la révolution industrielle précédente, nous aurions quand même pu mieux faire. Donc, la question est : allons-nous refaire toutes les gaffes du passé ou pas ? Ne soyons pas passifs. Il faut aller de l’avant, réinventer le monde, utiliser les bienfaits de la révolution actuelle. Et ensuite, passer un quart de son temps à dire de faire attention à la vie privée, la sécurité et aux personnes qui perdent leur emploi temporairement. Mais pour l’instant, on ne parle que de ce quart-là. Et comme on ne fait que s’inquiéter de ce qui va mal, et bien, ça se passe mal, parce que l’on s’est mis dans cet état d’esprit. Si l’on pouvait se dire que cela se passera bien, et puis en avançant de maîtriser les effets collatéraux, je crois que l’on aurait plus de chances de réussite.

Lorsque nous surfons sur le web, nous laissons beaucoup de traces et d’une certaine façon nous sommes fichés. C’est normal que cela soit source d’angoisse, non ?

Nous avons à présent un règlement européen qui est le plus sévère au monde et qui affirme que l’in­dividu est propriétaire de ses données. Et lorsque les entreprises uti­lisent vos données dans le cadre d’un service, par exemple lorsque vous utilisez Google Maps, vous pouvez le refuser.

Mais alors vous ne l’utilisez pas ?

On a quand même un milliard de personnes qui sont passées via notre page Compte Google, qui permet de bloquer la localisation, les publicités ciblées ou pas. Mais ce qui est peut-être encore plus important, c’est que l’on est dans ce nouveau monde : il faut apprendre à vivre avec ça. Par exemple, quand je poste quelque chose sur des médias sociaux, je dois réfléchir à deux fois et ne pas poster n’importe quoi. Il y a une formation de base à donner à tout un chacun. On apprend à nos enfants à traverser la rue parce que c’est dangereux, et puis on construit l’autoroute de l’information et on ne leur explique rien !

Pensez-vous que l’utilisation des datas est un modèle marketing qui va encore se perpétuer des années ?

Je plaide pour un consommateur averti, critique, difficile qui, s’il n’est pas content d’un service, passe à côté. Le consommateur a plus de pouvoir qu’il n’en a jamais eu auparavant. La deuxième chose, c’est que les entreprises se rendent compte que si elles perdent leur éthique, elles ne parviennent plus à attirer des collaborateurs. Cette préoccupation est plus présente dans le monde digital que dans certaines sociétés industrielles où le profit était le maître-mot ! Là où je m’inquiète un peu, c’est du retard de l’Europe par rapport à certains pays asiatiques ou américains. Nous devons garder nos valeurs fondamentales et apprendre à vivre avec une nouvelle technologie.

Êtes-vous pour une forme de régulation de la part des États ou d’instances supranationales comme l’Union européenne ?

Google a été très clair à ce sujet, nous avons édité notre propre code de conduite au niveau de l’intelligence artificielle. Nous ne sommes certainement pas contre la régulation, mais bien contre celle qui vise Internet uniquement, alors que ce n’est pas un monde différent. Nous ne sommes plus face à deux mondes qui seraient le monde réel et le virtuel. La protection de la vie privée ne concerne pas uniquement Internet, mais aussi l’utilisation de votre smartphone, par exemple. Je crois que l’on peut arriver à une nécessaire régulation, adaptée sur la base des principes qui sont déjà dans les lois plutôt que d’écrire une loi à côté. Aujourd’hui, on a parfois l’impression que les législations sont écrites par revanchardisme ou contre une société, sans suffisamment connaître ce qu’il s’y passe. C’est plutôt cela qui m’inquiète ! Pas du tout la régulation, au contraire ! Je crois qu’un monde non régulé est un monde dangereux. Je l’affirme dans mon livre : vous voulez habiter en sécurité en Digitalis.