Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

«Je combats le patriarcat, pas l’islam». Un entretien avec Seyran Ateş


International

Militante du droit des femmes, l’avocate et imam Seyran Ateş plaide pour une révolution sexuelle de l’islam, se bat contre les mariages forcés, les «crimes d’honneur» et l’obligation de porter le voile. Interview au cœur de sa mosquée berlinoise.

 


Elle s’est autoproclamée imam et vit sous protection depuis un attentat par balle où elle a failli perdre la vie. Il y a un an, elle a ouvert la première mosquée « libérale » d’Allemagne nommée Ibn-Rushd-Goethe dans l’enceinte d’une église protestante. Situé à Berlin dans le quartier populaire et multiculturel de Moabit, ce lieu de prière est ouvert à tous les musulmans – femmes et hommes – dans leur diversité (sunnites, alévis, chiites, soufis, etc.) et sans discrimination (les homosexuels y sont les bienvenus). Une ouverture qui ne plaît pas à tout le monde.

Vous vivez quotidiennement sous protection de deux gardes du corps armés. Cette situation a-t-elle changé depuis l’ouverture de la mosquée ?

Laissez-moi d’abord vous raconter une anecdote. Trois jours après l’ouverture, un jeune homme m’a lancé dans la rue : « Cette mosquée ne durera pas longtemps. Dans une semaine, vous serez partie ! Vous n’aurez pas d’autorisation », a-t-il dit avec une assurance insolente. Eh bien, vous voyez, nous sommes toujours là ! Nous sommes parvenus à exister ! C’est déjà une victoire très importante.

Les menaces ne diminuent pas pour autant…

Elles sont les mêmes. Dans la rue, on me souhaite la mort. Dans la mosquée, aucune prière ou manifestation ne se déroule sans une équipe de sécurité. Je pense que dans 10 ou 15 ans, on n’entendra plus parler de moi. Je n’aurais plus besoin de protection. Il y aura beaucoup plus de mosquées ouvertes aux femmes dans le monde entier. Alors, on se concentrera moins sur une seule personne. Mais il faudra du temps pour que s’ouvrent ces autres lieux de prière. Les organisations du culte musulman sont tellement puissantes qu’elles arrivent à bloquer nos projets. Les « officiels » nous présentent comme des amateurs qui ignorent tout de la religion. Malheureusement, les responsables politiques croient à leurs arguments alors, qu’en réalité, ces conservateurs refusent tout simplement les changements dans le monde islamique. Nous ne réclamons pas que ces représentants des courants conservateurs soient écartés par les autorités. Mais nous voulons être à leur côté pour parler de la place de l’islam en Allemagne.

Êtes-vous soutenue par les autorités ?

Nous sommes totalement ignorés. Il n’y a aucune volonté de dialogue avec nous. En Allemagne, les musulmans libéraux sont bloqués par les organisations du culte musulman. Nous ne sommes pas invités, par exemple, à la Conférence sur l’islam mise en place depuis des années par le gouvernement. Nous sommes pourtant tellement nombreux ! Le conseil consultatif créé à l’Université Humboldt de Berlin pour discuter de l’ouverture d’une faculté de théologie islamique n’est composé que de ces organisations du culte musulman sélectionnées par le gouvernement. C’est très regrettable.

Qui sont les gens qui vous menacent ?

Des musulmans fâchés de voir que nous avons du succès. Pourquoi ? Parce que nous obligeons ainsi la communauté à réfléchir sur elle-même. Avec nous, elle est obligée de se confronter aux questions que pose l’islam dans la société. Les menaces viennent aussi de l’extrême droite qui estime que l’islam est une organisation terroriste dans son ensemble. Pour eux, je suis un loup déguisé en agneau et une islamiste ! On l’a déjà affirmé. Ces gens-là font l’erreur de soutenir de cette manière les positions des salafistes qui ne voient qu’un seul islam dans le monde. Or, nous représentons un islam qu’on appelle « libéral » et spirituel qui refuse la violence et les discriminations.

Que s’est-il passé depuis l’ouverture de votre mosquée le 16 juin 2017 ?

Beaucoup de choses très intenses ! Nous constatons un immense besoin de liberté. Plus de 700 personnes fréquentent la mosquée chaque mois. C’est énorme si l’on considère que beaucoup de fidèles n’osent pas venir pour des questions de sécurité, notamment ceux originaires de Turquie. La majorité silencieuse qui condamne les attentats se montre enfin ! Ces gens sont contents de pouvoir venir chez nous pour parler.

Pouvez-vous nous décrire votre mosquée ?

Notre communauté est composée de 35 membres actifs. Notre langue est l’allemand. Nos membres sont de toutes origines, du Maroc à l’Indonésie, mais aussi des Allemands « biologiques » qui se sont convertis à l’islam. Nous sommes des musulmans chiites ou sunnites qui prions ensemble en respectant les différentes traditions. Nous voulons montrer un islam de paix. Par ailleurs, nous invitons les enfants des écoles et de toutes les religions pour lire des contes qui ont un rapport avec l’islam et le christianisme d’Orient. Nous avons fêté également l’Hanoucca avec des enfants juifs et musulmans. C’était très touchant. Nous sommes allés dans notre quartier nettoyer et polir les « pavés de la mémoire» (1). Nous avons fait des recherches sur le destin des déportés pour dépasser le simple geste symbolique. Par ailleurs, nous invitons des personnes du monde entier pour prêcher. Chez nous, il n’y a pas d’iman, homme ou femme, qui puisse prétendre être l’unique prêcheur. Contrairement à d’autres mosquées, celui qui mène la prière devient imam. Cette personne n’a pas besoin d’avoir étudié des années mais avoir quelque chose à dire. C’est une question de courage.

Nous sommes des musulmans chiites ou sunnites qui prions ensemble en respectant les différentes traditions.

Comment êtes-vous financés ?

Nous vivons de dons et par les honoraires de mes conférences. Je travaille donc pour financer la communauté. Par ailleurs, le contrat de location au sein de la paroisse protestante vient d’être renouvelé pour deux ans. J’espère que nous pourrons trouver un jour d’autres locaux plus grands.

Pourquoi la mosquée porte-t-il le nom du philosophe musulman andalou Ibn et du poète allemand Goethe ?

Ibn et Goethe étaient deux personnages qui ont fait énormément en faveur de l’islam à leur époque. Ils ont réussi à construire des ponts entre l’Orient et l’Occident au lieu de les opposer.

Réservez-vous une place prépondérante aux femmes ?

La femme est mise sur un pied d’égalité avec les hommes. Beaucoup me disent qu’elles ne veulent plus porter un voile et prier dans les salles annexes des mosquées. Mais il n’y a rien de révolutionnaire ! En Chine, des lieux de prière sont déjà ouverts aux femmes depuis 300 ans. Dans le monde, il existe des femmes imams qui ont fait des études de théologie dans les universités, en Turquie par exemple. Contrairement à ce qu’affirment les salafistes, l’islam n’est pas une institution rigide. C’est le contexte qui crée l’imam, par l’inverse. Si une femme mène la prière, elle devient automatiquement imam. Par ailleurs, notre mosquée n’est pas unique dans le monde. Il en existe déjà en Suède, à Londres. D’autres projets devraient voir le jour au Danemark et même en Belgique.

Pourquoi condamnez-vous le rôle de la femme défendu par les conservateurs ?

Parce qu’il ne correspond pas à la réalité historique. Nous venons de publier un livre sur la place des femmes dans l’islam au VIIe siècle. On y apprend que les femmes menaient toutes sortes d’activités. Autrefois, déjà, le rôle des femmes était très différent selon les régions. Les femmes des médinas, par exemple, avaient du caractère et refusaient la polygamie. Les hommes qui voulaient les épouser devaient accepter la monogamie. C’est pourquoi beaucoup n’en voulaient pas. Cet ouvrage donne matière à des workshops que nous proposons dans les écoles. Et nous croulons sous les demandes ! Ce sont des appels à l’aide de gens de divers horizons qui ne savent pas comment aborder ce genre de sujet de société. Notre prochaine publication sera consacrée à l’homosexualité.

Vous vous présentez toujours comme une féministe. Cela est-il compatible avec votre rôle de femme imam ?

Bien sûr ! C’est le même combat. Lorsque j’étais encore une enfant, j’ai pris conscience des injustices faites aux femmes. Je n’avais pas le droit de faire les mêmes choses que mes frères. C’est la raison pour laquelle je suis devenu féministe. Mais je n’ai jamais abandonné pour autant ma croyance en Dieu. Je combats le patriarcat, pas l’islam.


(1) Les Stolpersteine sont des pavés en laiton incrustés dans les trottoirs en souvenir des lieux d’habitations des déportés (juifs mais aussi roms, délinquants, témoins de Jéhovah, homosexuels ou résistants).