Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Ceci n’est pas une une dystopie


Dossier

En Chine, être ou ne pas être un bon citoyen s’analyse sur la Toile. Puces, caméras, drones en forme de colombes et autres systèmes de données récoltées par l’État permettent un fichage redoutable de la population. Avec comme finalité, la surveillance et l’établissement de «crédits sociaux» qui orientent l’octroi de certains droits. Ceci n’est pas une fiction.


La dystopie orwellienne a été prise au pied de la lettre par l’État chinois, qui a progressivement mis en place, au cours des dernières années, un système de surveillance sociale particulièrement sophistiqué. On savait déjà que le contrôle des activités sur les réseaux sociaux ou le cyberespace permet à l’État d’établir un système de « crédit social » pour distinguer les bons des mauvais citoyens. Ce classement, lancé en 2014, décide notamment de l’octroi d’aide au logement, de permis de voyager ou d’emploi dans les services publics.

Vers une société panoptique

Depuis 2017, d’autres méthodes sont testées graduellement en dehors des espaces virtuels, d’abord de manière insolite, comme l’installation dans les toilettes du temple du Ciel à Pékin d’un distributeur équipé d’une caméra de reconnaissance faciale qui ne délivre du papier hygiénique à la même personne qu’en quantité limitée. Elles se développent ensuite dans des lieux plus ciblés, comme les dortoirs de l’Université normale de Pékin et récemment à certaines entrées de la prestigieuse Université de Pékin, permettant une surveillance constante des allées et venues des étudiants et du personnel universitaire.
Ce contrôle banalisé s’étend également de manière expérimentale à certains espaces publics (salles de concert, centres commerciaux, gares), essentiellement en milieu urbain, laissant présager le développement imminent d’une société panoptique généralisée dont très peu de citadins chinois ont conscience. Le recueil systématique des données privées par l’État – via les applications qui permettent de payer en ligne frais de restaurants, de parking, d’hôtel ou de supermarché – ne semble cependant pas faire sourciller les centaines de millions d’utilisateurs chinois, fascinés par cette technologie avancée.

Mater les comportements sociaux

Il suffit pourtant de se tourner vers le Tibet et le Xinjiang pour comprendre l’ampleur de l’impact de telles infrastructures de surveillance sur la population. Ces régions périphériques servent ainsi de laboratoire expérimental depuis les soulèvements qui les ont traversées en 2008 et 2009, et constituent des terrains idéaux d’implémentation d’une « ingénierie de conformité aux normes sociales » (dans le jargon chinois) et des technologies qui permettent sa consolidation. Le « système en réseaux » de Lhassa, par exemple, a consisté à quadriller la ville en petites unités surveillées par un ensemble de caméras à reconnaissance faciale et la présence de paramilitaires installés dans des cabines protégées, afin de décourager tout rassemblement ou anticiper tout mouvement suspect.

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Les Ouïghours en ligne de mire

Depuis 2016, la région ouïghoure du Xinjiang est quant à elle placée sous une surveil­lance sans aucun équivalent. La minorité ouïghoure est ainsi soumise à la collecte obligatoire de son ADN afin de constituer des passeports biométriques qui contiennent également leurs empreintes digitales et vocales. Ces passeports peuvent être demandés aux nombreux points de contrôle, à l’entrée des gares, des centres commerciaux, des stations essence, des grandes places ou encore de certains quartiers.

À ces points de contrôle, parfois improvisés au milieu d’une rue, les téléphones portables et appareils électroniques peuvent être scannés par les autorités à la recherche de « documents suspects ». Des directives régionales ont rendu obligatoire l’installation de GPS dans les voitures privées, permettant de traquer les déplacements de chacun. Même acheter un couteau de cuisine de plus de 10 cm n’est plus un acte banal, car l’achat n’est effectif qu’après la gravure d’un code QR pour retrouver la trace de son propriétaire à chaque instant.

Résultat : de nombreux Ouïghours ont tout simplement abandonné l’usage de leur smartphone, car contraints d’installer une application spécifique qui détecte et dénonce automatiquement aux autorités tout contenu équivoque ou pouvant être interprété comme dissident. Une simple citation tirée du Coran ou la photo d’un proche basé en Europe peuvent en effet envoyer un citoyen lambda dans l’un des nombreux camps de détention politique qui abritent aujourd’hui, selon les dernières estimations, plus d’un million d’Ouïghours. Des rapports récents ont aussi dévoilé l’expérimentation de drones sous forme de colombes robotisées qui parcourent « paisiblement » les ciels du Xinjiang et de la Mongolie-Intérieure pour détecter tout déplacement inhabituel.

Alors, tous fichés, tous filmés en Chine ? Pour l’instant, non : les cibles principales sont clairement les citadins et les populations des régions frontalières. Mais demain ? Et pour peu que les Chinois soient tentés de lire 1984, c’est trop tard : le livre prédictif d’Orwell ayant été retiré des rayons depuis mars 2018… Reste la version web piratée, par de bien téméraires internautes chinois.