Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

L’agenda européen des extrémistes religieux


International

Ces dernières années, le lobbying des groupes religieux, essentiellement chrétiens, s’est renforcé auprès des institutions nationales, européennes et internationales. Leur credo: assurer le «rétablissement d’un ordre naturel». Pour assurer leur stratégie, leur activisme s’est professionnalisé grâce au tissage d’un influent réseau et d’une dialectique choisie.


Depuis les années 1970 et les avancées en matière de droits reproductifs et des personnes LGBTI, les mouvements anti-choix (ou « pro-vie » comme ils aiment se présenter) travaillent à promouvoir une vision religieuse et rétrograde de la société : interdiction de l’avortement et de la procréation médicalement assistée, refus du mariage et de l’adoption pour les couples homosexuels, interdiction du droit à mourir dans la dignité, défense de la « famille traditionnelle » mais aussi refus des moyens de contraception dits « modernes », promotion de l’abstinence et opposition à l’éducation à la vie sexuelle et affective à l’école. En résumé, ces organisations défendent une société où la sexualité n’est légitime et autorisée que pour les couples hétérosexuels, dans le cadre d’un mariage durable, et uniquement à des fins de reproduction.
Si ces mouvements existent depuis longtemps, leur activisme a gagné en visibilité et en efficacité ces dernières années. Cela tient notamment à une professionnalisation grandissante, comme le note Neil Datta, secrétaire général d’EPF et auteur d’un récent rapport (1) publié par le Forum parlementaire européen sur la population et le développement (EPF) : « Nous sommes passés d’un mouvement de militants assez amateurs à un mouvement professionnel. Ce sont des gens qui touchent un salaire pour ce genre de travail, qui ont des diplômes en droit, en politique, des personnes qui savent comment naviguer au sein des institutions notamment européennes, et comment faire avancer un agenda politique. »

Anti-choix 2.0

Au sein de cette nébuleuse, Agenda Europe (AE) occupe un rôle-clef. Né en 2013, tout d’abord sous la forme d’un blog assurant une veille législative constante et attaquant au vitriol les défenseurs des droits humains, ses activités se sont ensuite élargies avec des réunions annuelles, jusqu’à la publication d’un manifeste. Restaurer l’ordre naturel : un agenda pour l’Europe, présente les orientations thématiques, stratégiques et tactiques du mouvement anti-choix européen. Ce réseau hétéroclite d’organisations de la société civile regroupe une centaine de personnes anti-choix particulièrement influentes. On y retrouve des acteurs et institutions catholiques proches du Vatican, plusieurs personnalités politiques européennes et internationales (notamment des hommes politiques polonais, irlandais et croates et des conseillers actifs au sein de partis conservateurs européens), un certain nombre d’« experts » en droit, politique et communication. S’y ajoutent des mécènes et autres donateurs parmi lesquels figurent des aristocrates autrichiens, quelques milliardaires anti-avortement et climato-sceptiques, des politiciens corrompus et des oligarques russes proches de l’Église orthodoxe. Les activistes appliquent et adaptent ensuite à l’échelle nationale les stratégies décidées par le réseau.

Anti-abortion activists hold placards as they protest outside of the building housing NARAL Pro-Choice America, an organization combating the anti-choice movement, 28 July 2005 in Washington, DC. The group had walked from Maine, to Washington,DC protesting at pro-choice health clinics along the way. AFP PHOTO/Mandel NGAN / AFP PHOTO / MANDEL NGAN

Les anti-choix se sont organisés, professionnalisés, pour faire valoir leurs idées. © Manuel Ngan/AFP

Programme extrémiste et stratégies profanes

Protestant contre les avancées de ce qu’ils nomment la « révolution culturelle », les membres d’Agenda Europe proposent des législations jusqu’au-boutistes qu’ils assument totalement, par exemple l’interdiction de l’avortement partout et dans tous les cas, la repénalisation du divorce, l’interdiction de la « propagande gay », la suppression des lois anti-discrimination ou encore l’adoption de lois « antisodomie ».
Les membres d’AE préconisent aussi d’utiliser un langage séculier et non plus religieux, en réinterprétant certains droits fondamentaux. Celui de la non-discrimination notamment. Les anti-choix sont devenus des experts en « victimisation ». Leur discours s’articule autour d’une idée simple : parce qu’ils doivent vivre dans une société dont ils ne cautionnent pas les lois éthiques, les chrétiens seraient « discriminés », dans leur liberté d’expression, leur liberté de conscience et de religion. C’est sur cette base qu’ils présentent différentes affaires auprès des juridictions nationales et européennes, avec, notons-le, peu de succès.

Dans la même veine, le droit à la vie devient celui du fœtus et non plus celui de la mère, la liberté de choix devient la liberté des pères à « empêcher l’avortement de leur futur enfant », la liberté de conscience devient un outil pour s’opposer aux législations qu’ils rejettent. Une autre stratégie consiste à organiser des campagnes de diffamation contre les organisations laïques, des droits des femmes et des LGBTI, afin d’encourager leur dé-financement par les organismes publics et privés. Enfin, les acteurs du réseau entendent s’imposer comme interlocuteurs respectables et crédibles au sein des organisations européennes et internationales en assurant une présence régulière et en infiltrant les postes clefs.

Quel succès ?

Au niveau national, c’est dans la lutte contre le « mariage gay » que ces mouvements ont rencontré le plus de succès jusqu’à présent. En Croatie et Slovénie, les membres nationaux d’AE ont organisé des pétitions pour faire interdire le mariage entre partenaires du même sexe, avec succès. Le même procédé est en cours en Roumanie où la « Coalition pour la famille » a réuni quelque trois millions de signatures pour demander un référendum afin de constitutionnaliser le mariage hétérosexuel. Celui-ci doit avoir lieu prochainement. En revanche, le référendum tenu en Slovaquie n’a pas rencontré le succès escompté ni la pétition européenne « Mum, dad & kids » visant à promouvoir le « mariage traditionnel » dans l’Union européenne.

Concernant le droit à l’avortement, les initiatives des groupes anti-choix n’ont que partiellement abouti. Malgré tout, en Espagne et en Pologne, les mineures espagnoles doivent désormais obtenir un consentement parental pour pouvoir avorter, alors que la Pologne examine un nouveau projet de loi interdisant l’avortement en cas de malformation fœtale.

Les organisations anti-choix ont donc nettement progressé en matière de respectabilité, de communication et de financement, renforçant leur présence au sein des institutions supranationales (UE, Conseil de l’Europe, ONU). Les victoires populistes outre-Atlantique et européennes (Italie, Autriche, Pologne, Hongrie) et la multiplication des discours xénophobes, nationalistes et traditionalistes doivent inciter les progressistes à se remobiliser. Si les victoires sont encore possibles, comme l’Irlande l’a récemment prouvé, le conservatisme semble avoir de beaux jours devant lui. La révolution sexuelle est loin d’être finie.


(1) « Restoring the Natural Order » : The religious extremists’ vision to mobilize European societies against human rights on sexuality and reproduction, EPF, avril 2018, disponible sur epfweb.org.