Le modèle des réseaux sociaux, Facebook notamment, tend à conditionner notre monde de manière à nous faire croire que ce que nous voyons correspond à ce que nous pensons. Avec une incapacité à affronter la pluralité et donc la vie en commun.
Partant de ce constat, l’on peut s’interroger sur ce que font les gens sur les réseaux (exister aux yeux d’autrui ?) sachant qu’ils sont surveillés et qu’on leur donne ce qu’ils veulent voir de la réalité. Une énigme ? Ou l’illusion de se singulariser sur la toile, tel un « flocon de neige » ?
Le champ lexical s’est enrichi récemment de la notion urbaine de snowflake – flocon de neige – apparue dans le dictionnaire Webster en 2016 (1). Le snowflake syndrome désigne un comportement contemporain attribué à la génération de jeunes adultes nés dans les années 2000 : magnifiés par des parents qui les ont assurés de leur caractère exceptionnel, précieux et singulier – à l’image d’un cristal de glace dont la structure morphologique complexe et singulière ne ressemble à aucune autre –, ils s’estiment uniques et justifient, de ce fait, un traitement particulier, voire une profonde et inconditionnelle admiration. Peu résilients, ceux-ci revendiquent très spontanément l’offense, la victimisation et la rupture relationnelle, en dehors de tout effort d’argumentation, en réponse à des opinions ou à des jugements divergents des leurs.
Génération hypersensible
Si l’insulte snowflake a été utilisée lors de la dernière campagne américaine par l’aile droite des étudiants de Yale en vue de sous-estimer les démocrates en les qualifiant d’individus fragiles ou « hypersensibles », l’expression semble avoir trouvé accidentellement son acception sociologique dans une réplique issue du roman culte Fight Club de Chuck Palahniuk (1996) (2), adapté au cinéma par David Fincher en 1999. Tyler Durden (Brad Pitt), vendeur de savon charismatique, anticonformiste et promoteur du Projet Chaos déclare notamment : « You are not special. You’re not a beautiful and unique snowflake. You’re the same decaying organic matter as everything else. We’re all part of the same compost heap. We’re all singing, all dancing crap of the world. » (« Vous n’êtes pas exceptionnel. Vous n’êtes pas un flocon de neige magnifique et unique. Vous êtes faits de la même matière organique et pourrissante que tout le reste. On fait tous partie du même tas de compost. Nous sommes la merde du monde, prête à servir à tout »)
Toute altérité est considérée comme une menace. Ils sont dès lors nombreux à pratiquer le « ghosting », c’est-à-dire l’art de disparaître brusquement du réseau.
Or justement, prenant la réplique à contrepied, la génération flocon de neige, couvée par des parents aimants qui en a fait des demi-dieux, se revendique unique, indispensable, renversante d’intérêt et très spéciale. Du coup, cette génération d’adultes surprotégés et passant le plus clair de leur temps sur Internet ne supporte pas la contradiction, la moindre critique à leur encontre étant considérée comme une offense à leur singularité exceptionnelle. Ces jeunes exigent du coup des safe spaces, des lieux où se protéger des agressions extérieures. Car toute altérité est considérée comme une menace. Ils sont dès lors nombreux à pratiquer le ghosting, c’est-à-dire l’art de disparaître brusquement du réseau où ils sont connectés et de rompre tout lien, du jour au lendemain, dans la vie réelle, à la moindre remarque qu’ils jugent déplaisante ou contraire à leurs convictions. Les snowflakes sont au fond des radicaux, enfermés dans leurs certitudes, dans une vision du monde rétrécie, dictée par la « mêmeté » et dans une incapacité grandissante à affronter la pluralité et donc la vie en commun.
Ailleurs dans le roman, Tyler Durden déclare d’ailleurs comme pour confirmer sa critique que « toute paranoïa est du narcissisme ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit et qu’avait si bien observé le sociologue Gilles Lipovetsky (3) dans son essai consacré à l’individualisme contemporain : lorsque l’individualisme s’élargit à toutes les sphères de l’existence, il convient de parler de narcissisme et de surestimation de soi.
Une fenêtre étroite
C’est ainsi que la nouvelle génération hyperindividualiste et hyper-connectée, se montre de plus en plus en peine d’admettre l’altérité. Le modèle même des réseaux sociaux et de Facebook notamment, n’est-il pas de conditionner notre vision de la réalité de manière à nous faire croire que ce que nous voyons du monde correspond à que ce que nous en pensons ? Or que faisons-nous sur les réseaux sachant que nous sommes surveillés, sachant que les algorithmes nous dictent une vision déterminée et sachant que la toile nous ouvre une fenêtre (Windows) sur le monde certes, mais ouverte avant tout sur ce que nous voulons voir ? Il y aurait là, dans ce manque d’ouverture réelle à la complexité du monde, comme le germe d’un épuisement naturel.
Dans les années 1950, le psychologue Leon Festinger formulait pour la première fois le concept de « dissonance cognitive » pour décrire les stratégies d’évitement des individus face à des opinions, des émotions ou des croyances contraires aux leurs. C’est là, sans doute, l’une des grandes déconvenues de l’homme moderne. Dans un monde ordonné, hiérarchisé, imbu de traditions, l’individualisme apparaissait comme une expérience pionnière totalement hors normes dans laquelle de fortes personnalités s’émancipaient de la tradition et des tendances communes. Galilée, Giordano Bruno, Descartes ou Spinoza, en ce sens, ont été de grandes figures réformatrices en même temps que des incarnations historiques de la liberté individuelle. Or, comme l’a montré Pascal Bruckner dans la Tentation de l’innocence (4), en triomphant des traditions, des normes, des dogmes et de la transcendance, en devenant la norme désormais dominante, l’individualisme s’est banalisé et les affirmations d’indépendance se multipliant se sont confondues « avec l’ordinaire ambiant ».
En devenant la norme désormais dominante, l’individualisme s’est banalisé et les affirmations d’indépendance se multipliant se sont confondues « avec l’ordinaire ambiant ».
Banalité commune
« Chacun se croit irremplaçable », écrit Pascal Bruckner « et voit les autres comme une foule indistincte, mais cette croyance est immédiatement balayée par l’égale prétention de tous. […] Le dénouement de cette aventure, c’est que les hommes se ressemblent désormais dans leur manière de vouloir se distinguer » (5). Pour un peu, on entendrait résonner le mantra de Tyler Durden. Tocqueville ne déclarait pas autre chose dans De la démocratie en Amérique, observant le goût de ses contemporains pour la consommation et leur inquiétude au milieu du bien-être : « Ils ont détruit les privilèges de quelques-uns et rencontrent la concurrence de tous. » (6)
Lorsque l’individualisme est « tout », nous voilà totalement conformistes, pensant échapper à la grégarité du troupeau à mesure que nous tentons de nous démarquer des autres par n’importe quel moyen. « Je ne suis pas comme les autres, je suis un flocon de neige », telle est la formule de l’homme du troupeau contemporain, incapable de déconnexion et qui ne craint rien de moins que l’indifférence des autres, l’invisibilité ou la transparence : car être soustrait au regard de l’autre, c’est là, selon l’expression de la psychanalyste Évelyne Kestemberg, demeurer un « pré-quelqu’un », c’est-à-dire, n’être rien pour personne et donc n’être personne pour soi-même. C’est pourquoi, pour mieux se distinguer, on se copie. On se réveille dans un sacre du présent permanent, le smartphone à la main, en pensant être unique comme un flocon de neige… et l’on se couche en se découvrant banal et ordinaire.
(1) Claire Fox, I find that offensive, Provocations Series, 2017.
(2) Christian Holub, « Chuck Palahniuk on accidentally inspiring the “snowflake” insult », in Entertainment Weekly Magazine, November 17, 2017.
(3) Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1983.
(4) Pascal Bruckner, La Tentation de l’innocence, en particulier les chapitres « Infantilisme et victimisation » et « Syndrome du clone », Paris, Grasset et Fasquelle, 1995.
(5) Op. cit., p. 38.
(6) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Pagnerre, 1848, tome 3, partie 2, chapitre 13, p. 277.