Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Qui veut la peau des Enfants de Dom Juan?


Culture

Gennaro Pitisci et Sam Touzani signent pour le Brocoli Théâtre un texte subversif, irrévérencieux et drôle, qui fait exploser les frontières des ghettos et embrasse les valeurs de la laïcité. En juin dernier, nous avons suivi les terribles enfants sur la scène et dans les coulisses de l’Espace Magh.


« Nous sommes tous si différents ! Ha bon ? En êtes-vous si sûrs ? Ne pourrions-nous pas, malgré les apparences, être frères et sœurs ? Prenez Nordine et Pierre, par exemple, des prénoms pareils, ça peut cohabiter, se croiser tous les jours dans le quartier ou au travail, mais le soir, chacun rentre chez soi et retrouve son dialecte le plus intime, celui qu’on ne partage qu’avec les siens. Et pourtant… » Voilà la trame du magnifique spectacle Les Enfants de Dom Juan.

La pièce s’ouvre sur la déception de Nordine (Ben Hamidou), concierge d’un théâtre situé dans un quartier populaire de la ville, interdit de vacances familiales au Maroc par un directeur qui menace de le licencier. Il va non seulement devoir rester à Bruxelles mais il sera également chargé d’accueillir un artiste dont il va partager le quotidien pendant un mois. Il s’agit de Pierre (Sam Touzani), comédien nomade qui prépare un spectacle pour les gens du quartier traumatisés par les attentats. Obsédé par le personnage de Dom Juan, Pierre tente de révéler à Nordine qu’ils sont en réalité frères et pas seulement en humanité.

Affrontements fraternels

« L’idée de s’inspirer du mythe de Dom Juan est née durant la longue diffusion du spectacle Gembloux, à la recherche de l’armée oubliée, créé en 2004 au KVS par le Brocoli Théâtre », précise Gennaro Pitisci, metteur en scène. « C’était la première fois que Sam et Ben jouaient ensemble. Vous savez, Ben est resté dans le quartier historique de Molenbeek où il a grandi. À l’époque (en 2005), il n’avait pas honte de dire qu’il était comme “marqué au fer rouge de l’appartenance”. » Sam, lui, a quitté Molenbeek il y a longtemps. C’est un garçon qui n’a pas la langue dans sa poche. Pendant la création et les tournées du spectacle Gembloux, de 2003 à 2012, ils ont beaucoup discuté et je m’amusais de leurs petits affrontements quotidiens et fraternels. Ces joyeuses joutes verbales étaient assez révélatrices des tensions que vivent les personnes issues des récentes immigrations, et ça renvoyait aux scènes de Molière, celles qui voient s’opposer le contestataire Dom Juan à son valet, le soumis Sganarelle.

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Coups de théâtre entre Pierre et Nordine ou une joute verbale post-attentats. © Maïté Renson

Du script à la scène

« C’était là un merveilleux fil rouge pour un spectacle », confie Sam Touzani. « Avec Gennaro Pitisci et Nacer Nafti, on s’est rapidement mis au travail en commençant par s’intéresser au mythe de Dom Juan, le subversif, l’athée jeté aux enfers. Mais à un moment donné, Ben s’est senti coincé, il ne se sentait pas prêt à dire sur scène et devant la communauté ce qu’on écrivait. Son personnage dans le spectacle s’adresse d’ailleurs à son fils de cette façon : “Tu peux penser ce que tu veux mais pourquoi tu le dis devant tout le monde ?” » Ce n’est qu’en 2015 que Ben Hamidou, bouleversé par les évolutions inquiétantes d’une partie de sa communauté, mais aussi effrayé par les différents attentats islamistes, décide de revenir vers Sam et Gennaro et de relancer le projet. Sam Touzani, étonné et ravi, accepte de le suivre. Le travail de création reprend donc avec l’appui de la Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek, située au cœur du centre historique qui a vu grandir les deux artistes.

La pièce est assez mal accueillie par la communauté à ses débuts mais au fil des représentations, elle réussit finalement à se faire une place de choix au sein des programmes d’écoles : ainsi se multiplient les matinées scolaires nourries par les échanges entre Sam, Ben et les jeunes de tous horizons à l’issue de la représentation. Nos deux comédiens tombent les masques, sur ce qui les a construits humainement, ils se moquent tendrement de leur enchevêtrement de racines belgo-marocaines, ils sont finalement comme nous tous, frères en humanité. Et nous rappellent que pour vivre ensemble, il faut que les convergences prennent le dessus sur les divergences.