Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Les géants du web, nouvelles puissances économiques, entrent en concurrence avec les États. Des citoyens cèdent en parallèle leur vie privée à ces mastodontes qui transforment leurs données en or. Et si la démocratie était prise dans la Toile?


« Dans le futur, nos relations bilatérales avec Google seront aussi importantes que celles que nous avons avec la Grèce », déclarait Anders Samuelsen, ministre danois des Affaires étrangères en janvier 2017. Le mois suivant, le Danemark inventait la « techplomatie » et nommait un ambassadeur auprès des GAFA (1). Les GAFA ? C’est l’acronyme de Google/Apple/Facebook/Amazon. Il désigne les acteurs majeurs de l’Internet. « Ces firmes sont devenues un nouveau type de nation et nous avons besoin de nous confronter à cela », formulait alors Samuelsen à la presse danoise. « Ces firmes technologiques américaines ont amassé des fortunes encore plus grandes que des pays avec lesquels le Danemark entretient encore des relations diplomatiques classiques. » Symptomatique. Preuve que les géants de la tech’ entrent en compétition avec les États. Les GAFA sont par ailleurs dans une forme de logique « libertarienne ». En clair ? Ils proposent un maximum de liberté économique contre un minimum de gouvernance et une aliénation de la vie privée. Ce qui a enfin le don d’irriter les États.
Le premier sujet de discorde GAFA/États concerne la fiscalité. Quand une firme comme Amazon vend des produits en Belgique, elle le fait via une société luxembourgeoise. Les bénéfices s’envolent ailleurs. Le libraire local, lui, paie ses impôts en Belgique. On connaît tous l’importance des impôts pour financer les infrastructures, faire « tourner » les hôpitaux ou encore la justice. Ce problème de fiscalité touche tout le continent. Les GAFA échappent au paiement d’une bonne partie de leurs impôts en Europe. Mais la réplique s’organise. Une directive européenne devrait bientôt instaurer une taxation des géants du numérique, avec un taux proche des 2 % et non des 6 % comme évoqué dans la presse.

Exit la vie privée

Le second gros sujet de discorde entre les États et les GAFA ? L’aliénation de la vie privée des citoyens. La vie privée des internautes est devenue une matière première rentable. Les données numériques récoltées sont utilisées pour générer des revenus colossaux. La publicité a rapporté près de 9 milliards de dollars à Facebook en 2017 ! Les sites comme Facebook, Twitter ou Google sont en réalité faussement gratuits. Car en échange de leur « gratuité », l’internaute cède des éléments de sa vie privée. Ces données permettent de générer des réclames ciblées ou, plus grave encore, d’influencer des élections comme le prouve le scandale du Cambridge Analytica en mars dernier. Pour rappel, les données de quelque 87 millions d’utilisateurs de Facebook se sont retrouvées entre les mains d’une entreprise qui a participé à la réussite de la campagne présidentielle de Donald Trump, notamment en désinformant les masses.
Mais au fait, comment ces informations privées sont-elles collectées et exploitées ? Grâce à de puissants ordinateurs et des logiciels spécialisés, les firmes du Net peuvent tenir compte des messages postés et de la navigation de leurs membres. C’est ainsi qu’émergent les fameuses publicités associées. Elles tiennent compte des mots clés utilisés. Vous exprimez vos envies de soleil et de plage ? Voilà qu’apparaissent des pubs pour un vol à Ténériffe. Les annonceurs sont prêts à payer le prix fort pour ces publicités ciblées. Elles sont envoyées selon plusieurs critères comme le lieu où vous résidez, le sexe, l’âge, la situation amoureuse, la langue que vous parlez, les centres d’intérêt, la formation ou les diplômes, les habitudes de navigation sur le Web. Mais combien d’utilisateurs de ces réseaux sociaux ont vraiment conscience de ces pratiques ? « Je m’en moque, je n’ai rien à me reprocher », affirment certains. Vraiment ? Les GAFA vendent nos données, mais modifient aussi notre façon de nous comporter. « On voit bien que la multiplication des moyens de communication conduit en fait à limiter le contact », prévient Alexandre des Isnards, un des auteurs de Facebook m’a tuer. Et de citer l’exemple de ces amis au restaurant avec leur smartphone sur la table. Ils répondent à des messages à la place de se parler. L’auteur relève un autre écueil : « En étalant sa vie intime, on renonce aussi à sa liberté individuelle. Il n’y a plus de jardin secret. La photo d’une soirée entre amis sur laquelle vous êtes éméché peut vous être reprochée des années plus tard. »

Transparence tangente

« Les réseaux sociaux ont vraiment changé notre manière de communiquer et cela a un impact sur notre quotidien », embraye Vincent Pittard, co-auteur avec Sandrine Mathen de l’ouvrage Votre image sur Internet ? À vous de jouer ! « Monsieur et Madame Tout-le-Monde doivent rester prudents sur les informations qu’ils libèrent sur Internet, même via des échanges privés sur les réseaux sociaux. Il faut partir du principe que ces informations peuvent être rendues publiques un jour. Sans tomber dans la paranoïa, il faut être prêt à assumer aujourd’hui et demain toutes les prises de position, commentaires, photos, informations privées qui se trouvent dans ce big data », soit l’ensemble des données numériques produites.

D’autres catégories de personnes profitent de ces réseaux sociaux pour traquer la vie virtuelle des postulants à un emploi. Les employeurs « googlisent » les recrues potentielles, c’est-à-dire qu’ils mènent des recherches sur les candidats sur le Web. Facebook est aussi un « merveilleux » outil pour ce genre de traque. C’est une pratique courante. Les cabinets de ressources humaines parcourent le web pour dénicher des informations, plutôt privées, qui ne sont pas mentionnées sur le CV. « Il est plus intéressant d’avoir des références autres que celles fournies par le CV. Internet permet de savoir ce que la personne a pu faire par le passé », avoue un recruteur. Il semble pourtant idiot qu’un employeur se prive de vos services parce que vous êtes naturiste ou adepte de telle philosophie. « Facebook est la plus terrible machine d’espionnage jamais inventée, critiquait Julian Assange, cybermilitant australien et fondateur de WikiLeaks. Nous avons ici la base de données la plus complète du monde sur les gens, leur nom, leurs relations, leur adresse, ainsi que leurs communications avec leurs proches… »

C’est pourquoi les États européens désirent désormais préserver les droits humains liés à la vie privée. L’Europe s’est dotée d’un nouveau règlement général sur la protection des données (RGPD) pour réguler la captation de données. Il est entré en vigueur au printemps dernier. Il prévoit que tous les Européens soient informés, de façon « claire et explicite » des traces qu’ils laissent. Le droit à l’oubli sur la Toile est aussi dans les textes. Mais le chemin à parcourir pour se libérer des effets pervers d’Internet semble encore long. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ressemblent trop à l’univers panoptique, celui d’une prison en cercle avec un poste de surveillance au milieu. Ce qui crée la sensation d’être observé à tout moment.


(1) Titre inspiré d’une tribune publiée sur amnesty.fr, le 27 mars 2018.