Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Libres ensemble

Dans «Un si beau diplôme!» Scholastique Mukasonga retrace sa quête laborieuse afin d’obtenir ce talisman qui selon son père allait assurer sa survie, ainsi que celle de la mémoire du peuple tutsi. Née dans la violence du contexte politique au Rwanda et exilée au Burundi, puis à Djibouti, l’auteure, mariée à un Français, s’est installée en Normandie en 1992, deux ans avant le génocide rwandais. Un drame qui régit sa vie et son œuvre.


Après le coup d’État de 1973 au Rwanda, à l’instar de la plupart des Tutsis, vous vous êtes exilée au Burundi pour suivre des études ?

Au Rwanda, seuls 10 % de Tutsis étaient autorisés à suivre les cours, contre 90 % de Hutus. Par ailleurs en tant que Tutsi et femme, on n’avait pas accès aux études universitaires. Sur place, une seule école formait à l’assistanat social. J’y ai suivi moins de 2 ans de formation sur les 4 programmés, puis le gouvernement a décidé de chasser les Tutsis des administrations et écoles. À l’époque, mes parents m’ont dit : « Tu connais le français, tu dois te sauver, partir. » Mon père voulait que j’obtienne un diplôme pour sauver ma tête, mais aussi la mémoire du peuple rwandais. Jusque-là, j’étais dans les jupes de ma mère. Selon lui, les études et le savoir allaient m’apporter l’ouverture d’esprit. De plus, au lycée, j’allais mieux apprendre le français, la langue de l’élite depuis la colonisation belge. Si je restais au Rwanda, j’allais être tuée comme tout le monde. Une nuit, je me suis rendue au Burundi, où j’ai suivi de nouvelles études d’assistante sociale. C’était la seule profession féminine qui permettait de revenir en milieu rural. À l’époque, je voulais y diffuser le savoir refusé à mes camarades, qui n’ont pas eu accès à l’école secondaire.

Parler à la feuille blanche, à quelqu’un qui ne pose pas de questions et retient tout est une thérapie.

Contre toute attente, l’obtention de ce « si beau diplôme » a été jalonnée d’entraves.

Le titre est ironique. L’obtention de ce diplôme a été un parcours de combattante. Je l’ai voulu et haï, il renvoie à une période d’humiliations dans mon parcours. Au Burundi, on nous disait : « ce qui compte est d’avoir votre diplôme, ensuite vous aurez votre emploi ». En réalité, seuls les dix premiers diplômés avaient une chance d’avoir une place à Bujumbura. Autrement, en tant que fonctionnaire, on était nommé dans une province. Et en tant que Tutsi, les chances étaient moindres, voire nulles. Quand je me suis rendue au ministère de la Fonction publique pour consulter la liste des nominations par province, je n’ai pas trouvé mon nom à la lettre M. J’avais le diplôme et tous les cachets requis, mais aussi le titre de « réfugiée politique » et ne pouvais donc pas être fonctionnaire. Je n’avais en outre pas de famille à Bujumbura, j’étais hébergée chez des personnes exilées. J’ai fait tous les ministères et un jour, j’ai croisé mon directeur de stage de fin d’études qui dirigeait des projets UNICEF. Grâce à lui, je me suis enfin retrouvée à travailler avec des femmes en milieu rural.

Le génocide rwandais a provoqué la disparition de vos proches. Qu’est-ce qui vous a aidée à développer une attitude résiliente?

Je ne connais la vie qu’au travers de situations terribles. J’ai toujours dû me battre, j’ai été façonnée ainsi. Cela m’aide parfois à trouver l’énergie pour frapper à des portes importantes. Le fait d’avoir survécu à l’extermination des miens tient du miracle. Parler à la feuille blanche, à quelqu’un qui ne pose pas de questions et retient tout, est une thérapie. Quand je parlais de génocide, on me rétorquait : « Ne dis pas ça ! » J’étais vide… dans ces cas-là vous savez qu’il n’y aura pas de survivant. En effet, à l’intérieur du pays et dans ma ville à Nyamata, quasiment tout le monde a été massacré, dont 37 membres de ma famille. Mon père avait raison. J’ai alors pensé qu’il était injuste que je sois en vie, j’en avais honte, ça n’avait pas de sens. Je portais un poids énorme, celui de tous les membres de ma famille sur les épaules. Je n’étais plus un individu au singulier, je devais représenter une personne au pluriel. La mission dont m’a investie mon père m’a donné la force de survivre. Si je n’avais pas réagi, je serais devenue folle.

Vous étiez en France à l’époque ?

Lorsque j’ai appris l’extermination rwandaise par la télévision, j’étais à Caen, avec mon mari et mes deux fils. Je ne leur ai jamais appris ma langue maternelle, je souhaitais les protéger de « l’étiquette tutsi ». Par ailleurs, à presque 40 ans, j’étais retournée sur les bancs de l’école, comme mon diplôme burundais n’était pas valable en France.

Comment avez-vous procédé pour réaliser ce travail de mémoire, des vôtres et de cette tragédie ?

Au départ, comme je n’avais pas confiance en ma propre mémoire, je me suis directement mise à écrire dans un cahier bleu d’écolier : je voulais retrouver le statut d’enfant innocente. J’ai d’abord noté tous les noms des gens que je rencontrais sur le trajet de mon école primaire, qui était à dix kilomètres de la maison. À Nyamata, on vivait dans des baraques toutes alignées le long de la route. Je connaissais les habitants de trois villages. J’ai rapidement écrit un premier livre, sans intention de le publier. Je voulais donner un sens à la vie. À force d’écrire, j’entrais à nouveau un peu dans la réalité. Après le génocide, la plupart des exilés sont retournés au Rwanda. On appelle aujourd’hui Nyamata « le pays des morts ». Les gens n’y habitent plus, on a tué et effacé toute trace de leur existence. J’y suis retournée en pensant y retrouver quelqu’un ou quelque chose, et j’ai été prise de panique.

Depuis 2006, vous avez publié sept romans de type autobiographique chez Gallimard, régulièrement primés. Trouver un éditeur a été aisé ?

Lorsque j’ai envoyé mes notes à des éditeurs, Gallimard m’a répondu 10 jours plus tard. Je n’étais pas impressionnée, cela signifiait pour moi que le destin ne s’acharnait pas. La Femme aux pieds nus a été publié et a reçu le prix Seligmann contre le racisme. En 2012, j’ai reçu le prix Renaudot pour Notre-Dame du Nil. C’était une première, pour une auteure subafricaine. J’y ai vu une forme de reconnaissance de ces morts et de notre histoire.

A girl is pictured 26 September 1994 in a class-room in Kigali at start of the new school year. The Tutsi-led Rwandan Patriotic Front (RPF) guerrillas invaded Rwanda from Uganda. 1990-1991, Rwandan Hutu army begins to train and arm civilian militias known as interahamwe. In April 1994, the Rwandan Armed Forces (FAR) and the interahamwe set up roadblocks and go from house to house killing Tutsis and moderate Hutu politicians. In July 1994 the RPF captures Kigali and the Hutu government fled to Zaire.  AFP PHOTO JOEL ROBINE / AFP PHOTO / JOEL ROBINE

L’école comme ascenseur social : au Rwanda, on y croit encore. © Joël  Robine/AFP

En marge de vos publications, vous vous êtes mobilisée pour des causes locales, notamment celle des orphelins.

Je fais partie des rares adultes rescapés de Nyamata, où il y a toujours eu des orphelins. En 2004, j’ai créé une association pour permettre à ces enfants de retrouver deux choses. Un réseau hors de l’orphelinat : des voisins deviennent parents d’orphelins et des familles se recomposent, dans le respect de la taille des familles rwandaises. Il fallait également que ces enfants retrouvent des repères. Et pour cela, rapidement reprendre le chemin de l’école, mais aussi cultiver pour se nourrir. L’État a pris en charge ces enfants, en octroyant des bourses. Six ans plus tard, ils avaient grandi et l’association n’avait plus de raison d’être. Aujourd’hui, comme disent mes compatriotes, notre histoire est écrite, et l’on doit montrer une image construite à nos enfants.

Depuis, la situation du Rwanda semble s’améliorer tandis que sa capitale se transforme. L’on y assiste également à une véritable course au diplôme ?

Aujourd’hui, la paix règne entre Tutsis et Hutus. La langue commune nous a sauvés, a permis de retrouver la parole, le dialogue entre rescapés et génocidaires, où qu’ils se trouvent. Notamment via des tribunaux populaires. Les rescapés ont demandé où retrouver des restes de leur famille, pour effectuer le travail de deuil. Il y a eu une grande mobilisation autour de la réconciliation et la capitale, Kigali, s’est totalement transformée. On a reconstruit, l’école est ouverte à tous, le diplôme est obligatoire et le Rwanda est devenu « le pays du diplôme », en réponse à l’humiliation et à la douleur passées des Tutsis. Depuis 2000, les universités se multiplient à Kigali et dans la capitale comme sur les routes de campagne, on croise des foules d’écoliers en uniforme. Les Tutsis étudient parfois très tard et la majorité de leur salaire peut passer dans leurs études, parfois même après la retraite.