Espace de libertés | Novembre 2021 (n° 503)

Afrodystopie : un rêve (néo)colonialiste


International

Dans son dernier essai, le sociologue et anthropologue congolais-gabonais Joseph Tonda souligne : « Le continent noir n’existe pas. Il est une afrodystopie créée par le rêve d’autrui. » Une cruelle dystopie qui perdure dans un quotidien parasité par la pauvreté, l’exploitation et les plaies psychiques de la population, plus de soixante ans après l’indépendance des pays africains.


Le livre Afrodystopie repose sur des rêves qui sont des « vérités vivantes », au croisement de l’animisme et du capitalisme : « Le rêve afrodystopique est une composante de la violence des imaginaires colonialistes et impérialistes qui structure l’inconscient des rapports des mondes euro-américains avec les mondes euro-africains, mais aussi les rapports des États aux citoyens, des dominants aux dominés. »

Et l’auteur de se référer à l’« inconscient machinique » développé par Félix Guattari, qui « travaille aussi bien à l’intérieur des individus, dans leur façon de percevoir le monde, de vivre leur corps, leur territoire, leur sexe, qu’à l’intérieur du couple, de la famille, de l’école, du quartier, des usines, des stades, des universités ». Et si l’inconscient est machinique, c’est parce qu’il est « peuplé non seulement d’images et de mots, mais aussi de toutes les sortes de machinismes qui le conduisent à produire et à reproduire ces images et ces mots ».

C’est bien ce processus, selon Joseph Tonda, qui caractérise la vie dans le rêve de l’inconscient de l’impérialisme, du colonialisme et du néocolonialisme. Cette dystopie a, entre autres, trouvé un terrain propice au Gabon, avec l’illusion du bonheur de ce pays institué en département français. Les présidents « Bongo, comme Mobutu furent, à ce titre, des incarnations du souverain moderne, vivant dans les éblouissements du rêve de la valeur et de la puissance d’un État-machine abstrait sans limites dont le mouvement aveugle, fondamentalement antihumain, leur échappait ». Plus tard, le président Omar Bongo fit toutefois son mea culpa d’avoir créé « un monde de malheur par la jouissance de biens et de corps, de l’argent et de la mort ».

L’argent, corps de la valeur

Pour explorer ce concept aujour­d’hui, le sociologue revient sur trois piliers de pensée. « J’ai d’abord voulu penser l’utopie comme lieu de bonheur, ou de nulle part, caractérisée par un très fort rejet de l’argent et du luxe, en référence à Thomas More qui a ainsi défini l’utopie. Il a voulu confronter la dystopie à la réalité africaine. On insiste peu sur cette conception de l’utopie. Or en Angleterre, les utopistes critiquent l’argent devenu le corps de la valeur et ceux qui le détiennent sont les infâmes, tels aujourd’hui ceux qui dirigent le monde. »

Spécialiste des cultures, sociétés et politiques congolaise et gabonaise, Joseph Tonda est professeur de sociologie à l’Université Omar-Bongo de Libreville. © Karthala

La seconde référence de base de l’auteur est 1984 de George Orwell, écrit en 1948. « Le livre est une dystopie, avec la société des écrans et cet homme, Big Brother, qui surveille le monde. Mais aussi la semée de la haine, qui mène à l’orgasme collectif. Aujourd’hui, cette société des écrans diffuse la pornographie, la jouissance à grande échelle, parallèlement à la production de la haine. » « En relisant 1984, toutes choses égales par ailleurs, j’ai été frappé par les similitudes avec la façon dont Mobutu a organisé la vie politique au Zaïre. Les choses ne se sont pas passées de manière très différente au Gabon, où celui qui est à la tête de l’État a la capacité de distribuer des postes où l’on peut “manger”, car ici l’argent se mange comme on mange un médicament ou un fétiche. Il donne la puissance. »

Enfin, Joseph Tonda se réfère à Karl Marx pour qui l’argent est l’autre homme. « C’est la divinité visible, c’est la communauté devenue chose, une abstraction réelle. » Partant de cela, poursuit l’auteur, je me suis dit « si la vie est faite de rêves et si l’utopie est une chimère et que la dystopie est ce lieu de malheur où l’on cultive la haine à l’extrême, alors le monde est dominé par ces gens qui organisent la jouissance dans cette société de la haine. Une patrie hostile aux Africain.e.s, qui a été jusqu’à instaurer l’apartheid entre ceux qui jouissent de l’argent, et ceux qui n’en ont pas comme c’est le cas en Afrique du Sud, pays le plus riche du continent et le seul pays créé par des Africains qui sont d’authentiques descendants des Européens ». Il poursuit : « Introduit dans les sociétés africaines – là où des choses fabriquées et consacrées rituellement s’érigent en entités ayant le pouvoir d’agir, de penser, de protéger –, l’argent est la puissance qui fait tout. Mais ce rêve de l’argent est un rêve discriminant, car il y a d’une part ceux et celles qui possèdent l’argent, en sont possédés et qui commandent, et d’autre part ceux et celles qui en sont dépourvus et n’en sont pas moins possédés, mais par son absence. »

Dépossession des corps

Cet état des choses se traduit en outre par maintes blessures psychiques au sein de la population, comme l’illustre en particulier le phénomène des « maris des nuits ». « Je suis parti d’une réalité : au Gabon comme au Congo, il existe depuis une vingtaine d’années la diffusion auprès du public, par les églises pentecôtistes ou du réveil, d’un phénomène très ancien que la population appelle les “maris de nuit”. Ce sont des entités rêvées qui ont des rapports sexuels avec des hommes ou des femmes pendant leur sommeil. Elles procurent une extrême jouissance à celles et ceux qu’elles visitent et l’expérience est si physique et puissante que dans le même temps, elle les transforme en “zombies”. » Avec pour conséquence d’intenses perturbations dans la vie sociale, sentimentale, professionnelle, etc., de ces personnes. « Cette “chose” qui les habite rend leur quotidien très difficile à vivre. Leur corps ne leur appartient plus, mais elles sont incapables de résister à son emprise et donc de s’en libérer. » Une relation d’esclavage et de dépendance s’installe, à l’égard de figures imaginaires qui traduisent leurs frustrations et leur impuissance. Impuissance face à ce rêve d’argent, mais également par rapport à la possession des corps des citoyens pauvres par une classe privilégiée, reliquats de la traite négrière ou de l’époque coloniale.

«Économie libidinale»

Reprenant le terme de Jean-François Lyotard dans son ouvrage éponyme, il est également question ici d’« économie libidinale ». Les nouveaux riches vivant dans le rêve occidental de l’Afrique qui se poursuit sacrifient ces populations. Tandis que subsistent les imaginaires d’une économie libidinale tropicale, et l’idée que pour trouver un emploi, il faut se donner. « Se donner soi-même et se laisser sodomiser, donner les épouses et les filles à sodomiser ou à soumettre à des relations hétérosexuelles ou homosexuelles. » De même, « la domination sociale, politique et matérielle repose ainsi sur la castration des maris et des pères qui deviennent des femmes des autres hommes […]. La castration est ainsi synonyme de réduction des hommes et des femmes en corps-sexes, dont le cortex et les relations familiales perturbés créent des rêves d’esclaves ».

Domination, nature et pandémies

Aujourd’hui, le combat des afro-descendants reste de « sortir de cette assignation des humains à la place des objets. L’Afrique a connu la traite transatlantique, validée par les présidents successifs. L’exploitation des hommes qui s’épuisent, ceux qu’on appelle toujours les Noirs ou les Naturels ». Car les clichés sont tenaces. « Certaines publicités pour des produits bio mettent en avant la figure noire. Le Noir est toujours associé à la nature. Or l’idée de domination de celle-ci implique la domination d’un être vivant, un animal ou un humain et renvoie à une humanisation de la nature instituée en sujet. »

C’est encore ce type de situation qui prévaut dans l’est de la République démocratique du Congo, où le coltan, le diamant et d’autres minerais sont considérés comme des agents de guerre, et où leur extraction génère l’esclavage des enfants dans des mines à ciel ouvert. Dans ces divers cas de figure, l’opposition et la résistance sont impossibles, engluées dans une économie morale, dans le programme de l’inconscient du capitalisme, qui existe depuis les colonisations. « Un inconscient qui colonise aussi bien la France que les États-Unis, l’Union européenne que l’Union africaine. » Preuve, s’il en fallait, que la décolonisation des esprits doit encore se poursuivre et affronter bien des démons.