La transition démocratique opérée dans les pays d’Europe centrale et orientale n’est pas très lointaine. Pour autant, cette région n’est pas épargnée par la présence de l’extrême droite et ses menaces sur les droits et libertés. Dans certains de ces pays, elle parvient même à se hisser au pouvoir. Comment ces partis d’extrême droite se positionnent-ils en matière de politiques publiques face à la crise sanitaire actuelle, et avec quel impact ?
L’extrême droite est absente ou marginale dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, comme à Chypre, en Lettonie ou en Lituanie. En revanche, elle pèse dans bon nombre de pays, jusqu’à avoir accédé au pouvoir dans plusieurs d’entre eux. En Bulgarie, en Estonie, en Grèce, en Pologne ou encore en Slovaquie, elle a contribué à la mise sur pied de coalitions – avec des formations variées, conservatrices souvent, progressistes parfois – et a exercé une influence directe sur les processus de fabrique des politiques publiques1.
Ainsi, le Parti populaire conservateur d’Estonie (EKRE) est parvenu à marquer de son empreinte l’accord du gouvernement Ratas II, auquel il a participé de 2019 à début 2021, en imposant une attention accrue aux questions migratoires et sécuritaires : refus de quotas européens de réfugiés, lutte contre l’immigration illégale ou création d’un registre des agresseurs sexuels. En outre, les ministres d’EKRE se sont illustrés par des propos controversés : le 16 octobre 2020, dans une interview accordée à la Deutsche Welle, le ministre de l’Intérieur, Mart Helme, a suggéré aux homosexuels de « fuir en Suède », considérant qu’ils se livrent à une propagande « hétérophobe ».
Le Parti populaire conservateur d’Estonie (EKRE) est parvenu à imposer une attention accrue aux questions migratoires et sécuritaires. Son Président, Mart Helme, a aussi suggéré aux homosexuels de « fuir en Suède », considérant qu’ils se livrent à une propagande « hétérophobe ». © Raigo Pajula/AFP
Dans certains pays, l’extrême droite n’exerce pas formellement le pouvoir, mais a la capacité d’influencer indirectement les politiques publiques, en poussant d’autres partis à copier ses discours et à mettre en œuvre ses promesses électorales. L’influence exercée par le Jobbik en Hongrie sur les gouvernements successifs dirigés par Viktor Orbán (Fidesz-MPSz) est très perceptible. Au point que c’est le Fidesz-MPSz qui semble aujourd’hui avoir muté et occuper l’extrême droite de l’échiquier politique hongrois, alors que le Jobbik a entamé un processus de normalisation dès septembre 2013.
Prendre la pandémie au sérieux
Durant les premiers mois de la pandémie de Covid-19, les présidents Donald Trump et Jair Bolsonaro, réputés pour leur proximité avec l’extrême droite, ont tenu des discours minimisant l’importance et l’impact du coronavirus2, ce qui a fait dire à nombre d’observateurs que l’extrême droite montrait ses limites dans sa capacité à gérer une crise. En Europe, notamment centrale et orientale, les partis d’extrême droite au pouvoir ont choisi une voie différente. En effet, les gouvernements auxquels ils participent ou qu’ils soutiennent ont très rapidement adopté des mesures visant à réduire la portée de la pandémie.
En Bulgarie, le gouvernement Borissov III – auquel participaient les Patriotes unis (OP) – s’est ainsi montré particulièrement proactif quand la crise a éclaté. Dès le 12 mars 2020, l’état d’urgence a été décrété, de nombreux établissements (écoles, restaurants, bars…) fermés et les rassemblements limités. Au début de l’été 2020, face à la recrudescence des cas, les mesures ont été élargies et le Premier ministre bulgare a appelé au port du masque et au respect des mesures de distanciation physique. En Estonie, c’est le 13 mars que l’état d’urgence a été décrété par le gouvernement au sein duquel siégeait EKRE. Les rassemblements publics ont été interdits, les écoles et les universités fermées, les frontières contrôlées, etc.
Dans les pays dirigés par des gouvernements inspirés par l’extrême droite, la crise a également été prise au sérieux très tôt. En Pologne, le gouvernement Morawiecki II (Droit et Justice-PiS) a adopté des mesures sanitaires strictes dès le début du mois de mars, alors qu’une centaine de cas seulement avaient été détectés dans le pays. En Hongrie aussi, l’état d’urgence et une panoplie de mesures ont été décrétés. La prise en compte rapide et sérieuse de la pandémie par ces gouvernements peut s’expliquer par le fait qu’elle a offert aux partis d’extrême droite l’occasion de se montrer aptes à gérer la chose publique, et donc à gagner en légitimité. Elle a aussi permis d’accélérer la stratégie de normalisation de certains d’entre eux.
De l’instrumentalisation de la pandémie
Il est clair que la pandémie a également été instrumentalisée par ces gouvernements et partis. Si les mesures sanitaires adoptées ne sont pas foncièrement différentes de celles prises ailleurs, elles ont souvent été plus loin. En Hongrie et en Pologne, notamment, certaines mesures prises portent encore un peu plus atteinte à l’équilibre des pouvoirs et à certains principes de la démocratie libérale3. Le 30 mars 2020, Viktor Orbán a ainsi fait adopter une loi prolongeant « l’état de danger », octroyant au gouvernement, sans limitation dans le temps, la capacité de légiférer par ordonnances sans passer par le Parlement. Cette même loi prévoit en outre de punir la diffusion de fausses informations (fake news) relatives à la pandémie et à sa gestion par le gouvernement. Rapidement, l’opposition a fustigé une loi jugée disproportionnée et attentatoire à la liberté d’expression.
En Pologne aussi, la loi d’exception adoptée le 2 mars pour instaurer l’état d’urgence a été qualifiée de liberticide. Par ailleurs, le gouvernement polonais a profité de la crise sanitaire et des mesures qu’elle implique en matière de distanciation sociale pour faire examiner dès le 16 avril une proposition controversée visant à restreindre les possibilités de recourir à l’avortement et à réduire le rôle de l’éducation sexuelle4. Enfin, le gouvernement a tenté de mettre le président, Andrzej Duda (PiS), en position de force en prévoyant de maintenir l’élection présidentielle prévue en mai 2020, grâce à un vote par correspondance. Cependant, le 26 avril, le commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, a indiqué que, compte tenu de la pandémie, les conditions n’étaient pas réunies pour que des élections libres et légitimes aient lieu ; le scrutin a finalement été reporté.
L’extrême droite au-delà du gouvernement
Au tout début de la pandémie, depuis les bancs de l’opposition, certains partis d’extrême droite ont apporté leur soutien au pouvoir en place, à l’image du parti Solution grecque, qui proclamait le 4 avril 2020 : « Les vingt-cinq jours à venir seront critiques pour le pays et nous imposent d’être sérieux et patients, tout en respectant fidèlement les directives. » Mais d’autres partis ont adopté une posture nettement plus critique à l’égard de l’action gouvernementale5.
D’une part, certains ont déploré le manque d’anticipation et d’action des pouvoirs publics ou pointé du doigt une gestion de la pandémie jugée inefficace. Le Parti national slovaque (Slovenská národná strana - SNS) a par exemple rejoint l’action entreprise par d’autres partis d’opposition afin de réclamer, par la voie d’une pétition qui a recueilli près de 600 000 signatures, des élections anticipées après la commande, par le gouvernement en place, de deux millions de doses du vaccin russe Spoutnik V sans avoir obtenu le feu vert de l’Agence européenne du médicament.
D’autre part, bon nombre de groupements d’extrême droite ont dénoncé des mesures mettant à mal les libertés individuelles6. Tel est le cas du Jobbik hongrois à l’égard du gouvernement de Viktor Orbán. En République tchèque, le collectif Le combat continue s’est insurgé contre la « dictature sanitaire » et a appelé à la protestation contre les restrictions imposées dans le cadre de la lutte contre la pandémie. En Slovaquie, le Parti populaire Notre Slovaquie (L’udová shana Naše Slovensko – L’SNS) a affirmé en avril 2020 que le gouvernement utilisait la crise sanitaire comme excuse pour rendre le peuple esclave. C’est donc aussi en défenseur des libertés démocratiques que l’extrême droite tente de se poser.
Un opportunisme pas toujours payant
À l’Est, la crise sanitaire apparaît comme une opportunité pour l’extrême droite. Lorsque celle-ci est au pouvoir, elle trouve dans la pandémie une occasion de se montrer capable de gérer la chose publique, voire de renforcer sa stratégie de normalisation. Dans l’opposition, elle se saisit de cette crise pour remettre en cause la légitimité des décideurs publics et des politiques qu’ils adoptent, se présentant même comme garante de la démocratie.
Néanmoins, les partis d’extrême droite ne semblent pas tirer de la crise sanitaire les mêmes résultats partout. Les sondages d’opinion7 indiquent en effet que certains d’entre eux bénéficient de la pandémie, comme EKRE en Estonie ou Konfederacja en Pologne, alors que d’autres ont connu un recul marqué durant cette période, comme le SNS et le L’SNS en Slovaquie ou Ataka en Bulgarie. Enfin, dans certains pays où l’extrême droite est aujourd’hui marginale, comme en Croatie ou en Roumanie, elle n’est manifestement pas parvenue à se saisir de l’enjeu sanitaire pour se relancer.
1 Benjamin Biard, « L’extrême droite en Europe centrale et orientale (2004-2019) », dans Courrier hebdomadaire du CRiSP, no 2440-2441, 2019.
2 Brett Meyer, Pandemic Populism : An Analysis of Populist Leaders’ Responses to Covid-19, Londres, Tony Blair Institute for Global Change, 2020.
3 Ibidem.
4 Malgré de nombreuses protestations, la loi rendant l’avortement illégal en cas de grave malformation du fœtus a finalement été votée, validée par la Cour constitutionnelle et publiée dans le Journal officiel le 27 janvier 2021.
5 Jakub Wondreys et Cas Mudde, « Victims of the Pandemic? European Far-Right Parties and COVID-19 », dans Nationalities Papers, mis en ligne sur www.cambridge.org, 2020, pp. 1-18.
6 Jean-Yves Camus, « Les partis d’extrême droite européens et la crise sanitaire du Covid-19 », dans Populisme. La revue, vol. 1, no 1, 2021, pp. 51-61.
7 « Poll of Polls », mis en ligne sur www.politico.eu, consulté le 20 septembre 2021.