Espace de libertés | Novembre 2021 (n° 503)

La prison, une voie sans issue (Corinne Rostaing)


Libres ensemble

Professeure de sociologie à l’Université de Lyon II, Corinne Rostaing livre ses réflexions sur le sens de la peine, la fonction et les enjeux de l’institution carcérale. Construit sur trente années de recherches, d’enquêtes ethnographiques dans les prisons françaises, « Une institution dégradante, la prison » en arrive à la conclusion que l’emprisonnement porte atteinte à la dignité et entraîne la stigmatisation.


Sous sa forme actuelle, on assigne à la prison des missions contradictoires : punir, retrancher l’individu de la société et réinsérer. Pouvez-vous développer ces tensions implosives et préciser comment, dans la logique sécuritaire et répressive actuelle (en France du moins), la réinsertion sociale et, en amont, la prévention sont négligées, non assumées ?

Le système carcéral, initialement conçu comme cohérent, reposait sur l’idée que l’incarcération permettait à la fois de garantir la sécurité de tous et de transformer le détenu qui devait en sortir meilleur. Mais la mission de réinsertion, qui légitime pourtant la peine de prison, n’a pas fait l’objet d’un même développement dans la pratique. Elle constitue une de ces « fictions nécessaires » auxquelles les personnels ne peuvent renoncer sans que leur travail se vide de sens. La mission sécuritaire l’emporte et instaure le contrôle permanent, la suspicion, et pervertit le fonctionnement même de l’organisation. Une autre tension concerne les conditions matérielles de l’incarcération au regard des objectifs de la peine. Qu’attend-on de nos prisons ? La prison gère une masse croissante de personnes sans que les objectifs soient clairement définis et avec des moyens budgétaires ou humains limités. Les maisons d’arrêt, par lesquelles passent tous les prévenus, offrent les pires conditions de détention, alors même que les personnes sont en attente de jugement. Les détenus passent vingt-deux heures sur vingt-quatre en cellule, sans disposer d’un espace à soi, sans pouvoir travailler ou suivre une formation, faute de places. La réinsertion est seulement une mission résiduelle. L’analyse des budgets consacrés à la sécurité le démontre tout comme le nombre insuffisant de personnels sociaux, qui sont six fois moins nombreux que les personnels de surveillance. Une autre tension est liée aux relations entre prison et société, du fait de la coupure entre le dedans et le dehors. La prison se voit confier une mission impossible, exclure temporairement les détenus de la Cité avant de les réinsérer. Or l’incarcération l’exclut de ses liens sociaux, du monde du travail, de ses activités ordinaires. L’exclusion temporaire s’avère désocialisante et nuit à la réinsertion, d’autant plus qu’elle touche essentiellement des personnes déjà défavorisées, qui ont peu de ressources pour s’en sortir.

L’organisation carcérale conduit à la passivité, à l’attente et à l’absence d’initiatives. © Kittirat Roekburi/Shutterstock

Comment définissez-vous les effets dégradants de la prison, la perte de dignité pour les détenus (pendant mais aussi après leur incarcération), pour leurs proches, pour le personnel ?

Le processus de dégradation touche à la fois l’institution, les personnels et bien sûr les détenus. D’abord, la prison se voit réduite à un rôle de gardiennage des individus. La mission sécuritaire contamine les tâches exercées par les personnels, qui assument du « sale boulot » comme les fouilles, la surveillance, sans contrepartie positive. La dégradation concerne surtout les personnes détenues. On pense aux conditions de détention indécentes, puisque la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour traitements dégradants. Faute de lits en nombre suffisant, des détenus dorment sur un matelas, à même le sol. Mais cela se joue aussi dans la déconsidération ordinaire. Être incarcéré, c’est endosser le statut de détenu, connaître une suspicion permanente, subir la déresponsabilisation au quotidien par la nécessité d’avoir recours à un intermédiaire pour des actes banals. L’infantilisation participe de la dégradation. L’organisation carcérale conduit à la passivité, à l’attente et à l’absence d’initiatives. Et au moment de la sortie, la réinsertion est compliquée par les effets stigmatisants sur les détenus, mais aussi sur leurs proches.

Vous montrez que les réformes du système carcéral français sont bien ténues, insuffisantes au regard des exigences démocratiques. Les bénéfices du modèle « nordique » sont évidents : resocialisation réussie, faible taux de récidive, reconstruction identitaire.

Aucun modèle carcéral n’est idéal. Les prisons nordiques nous aident à réfléchir sur nos prisons. Par exemple, le taux d’évasion est faible en France et très élevé en Norvège parce que leurs prisons sont moins fermées sur l’extérieur, les personnes détenues peuvent sortir pour aller travailler en ville ou étudier. En France, on investit dans la sécurité périmétrique et la surveillance, mais on octroie une place secondaire au travail, à la formation. Les « activités » sont d’abord des occupations, sans s’inscrire pleinement dans des programmes de réinsertion. Le manque de personnels sociaux ne permet pas d’assurer un réel travail de préparation à la sortie qui serait individualisé. Le détenu est « libéré » sans suivi. Cela explique certainement le fort taux de retour dans les prisons françaises, contrairement à la Norvège.

Qu’apprend-on en prison ? À attendre… Alors que former à un métier permettrait d’éviter la récidive. © LightField Studios/Shutterstock

Quelles mesures et quelle nouvelle manière de penser la prison faut-il adopter afin que le passage par la case prison n’accentue pas la stigmatisation, l’exclusion de personnes déjà souvent précarisées ? Vous soulignez que de nombreux détenus souffrent de problèmes psychiatriques, de toxicomanie, d’alcoolisme.

Déjà, la première mesure est sans doute d’éviter la surpopulation. Cela permettrait de recréer des conditions décentes, d’offrir plus de possibilités d’activités. Il faut aussi limiter les courtes peines qui produisent des effets négatifs comme la perte de travail. Un détenu sur deux avait un travail lors de son entrée et beaucoup le perdent. La prison devrait également devenir un lieu de soins, car l’incarcération concerne des personnes défavorisées, avec des problèmes psychiatriques ou d’addiction. Or les possibilités de suivi psychologique ne sont pas assez nombreuses au regard des besoins. On devrait sortir mieux formé de prison, avec un métier, pour éviter la récidive. Qu’apprend-on en prison ? À attendre… L’institution carcérale pourrait envisager d’aider les détenus à se reconstruire. Or les conditions carcérales sont telles qu’elles mobilisent toute l’énergie du détenu pour tenir, ne pas craquer. En prison, le taux de suicide est sept fois supérieur à celui de la société civile. Cela se passe dans les premiers mois de la détention. C’est dire la détresse.

La logique sécuritaire montre l’ampleur de ses impasses. Au-delà d’un bilan de carence, voire de faillite, au-delà d’une nécessité profonde de réformer l’institution, peut-on soutenir que la prison est obsolète, doit laisser place à d’autres régimes plus ouverts, mixtes (ouvert-fermé) ?

La prison fait partie de notre imaginaire collectif ! On la voit comme « la » solution. On enferme en se croyant protégé. Mais les condamnés ont vocation à sortir, même un condamné à perpétuité. Deux cents personnes sortent chaque jour des prisons françaises. Car notre système enferme surtout des condamnés à de courtes peines, la durée moyenne d’incarcération est de dix mois. Quel est vraiment le sens de la peine si le détenu n’a pas pu faire un travail sur lui, sur ce qui l’a conduit en prison ? Il ne faut pas s’étonner qu’un sur deux revienne en prison.

La thèse de la radicalisation islamiste en prison relève-t-elle d’un spectre ou de la réalité ?

L’enquête sur les religions en prison, menée avec Céline Béraud et Claire de Galembert, n’a pas confirmé la thèse de la radicalisation islamiste. La radicalisation se passe ailleurs qu’en prison, d’abord dans les quartiers et sur Internet. La religion peut être une ressource pour trouver la paix, pour obtenir le pardon. L’incarcération est un tel choc, elle remet profondément en cause l’identité.