Espace de libertés | Novembre 2021 (n° 503)

Là où s’arrête la route des Balkans


International

Ces derniers mois, le val de Suse, dans le Piémont, est devenu une plaque tournante pour les migrants qui arrivent des Balkans. Pour celles et ceux qui y passent, la frontière franco-italienne marque une étape, un lieu où reprendre son souffle avant la suite de l’exode vers une vie nouvelle ailleurs en Europe.


« J’ai quitté Kaboul il y a six ans en emmenant ma famille. Nous avons d’abord voyagé en voiture jusqu’en Iran. Puis notre voyage s’est poursuivi à pied. » Rashid, 28 ans, a passé la dernière période de sa vie à voyager entre la Turquie, la Grèce et la péninsule des Balkans. « En Bosnie, nous avons passé six mois dans un camp. La police nous a repoussés vingt fois. C’était l’enfer. De quoi devrais-je encore avoir peur maintenant ? » Le garçon embrasse le front de l’enfant qu’il porte dans ses bras, Omar. « C’est le plus jeune de mes enfants, il n’a que deux ans. Il y a ces deux-là aussi », dit le jeune homme en serrant dans ses bras le garçon et la fille à côté de lui. « Eux, ce sont mes parents. Voici Roya, ma femme. Elle est enceinte de quatre mois », raconte le garçon en rejoignant un couple de personnes âgées et une jeune femme. Avec eux, Rashid est assis par terre au milieu des sacs de voyage sur la place d’Oulx, dans la province de Turin. Dans ce petit village piémontais de l’Alta Val di Susa, il est près de dix-neuf heures trente en ce jour de septembre qui tire à sa fin. Le dernier bus pour Clavière, une ville italienne à la frontière avec la France, partira bientôt. « Je veux passer la frontière rapidement et ensuite rejoindre la Suède. J’aimerais que notre bébé naisse sain et sauf », déclare Rashid avant de répondre au téléphone.

Rashid, 28 ans, a quitté l’Afghanistan avec sa femme il y a six ans : tous ses enfants sont nés sur la route de l’exil. © Valeria Mongelli

« J’ai quitté mon village en Afghanistan après avoir été blessé par l’explosion d’une voiture piégée. Je voyage depuis trois ans maintenant », confie à son tour Hassan, 21 ans. « Ce soir, j’aimerais entrer en France et de là, aller à Londres chez ma sœur », dit le garçon en montant dans le bus. « S’ils me rejettent, je réessayerai demain. Il ne faut jamais abandonner ! » s’exclame Hassan en saluant ses amis, qui se reposeront au refuge Fraternità Massi à Oulx. Les portes du bus se ferment. Le soleil s’est maintenant couché sur la vallée et les Alpes cottiennes, qui marquent la frontière entre la France et l’Italie. Le ciel est étoilé et la lune, telle une lanterne, éclairera les chemins de montagne plongés dans l’obscurité.

Au refuge Fraternità Massi

Entre 2015 et 2017, avec la suspension des traités de Schengen et les lois antiterroristes approuvées au lendemain de l’attentat du Bataclan à Paris, le gouvernement français a intensifié les contrôles le long de la route de Vintimille, en Ligurie, qui mène jusqu’à Menton. Les migrants, qui venaient alors principalement de la Méditerranée, ont emprunté une nouvelle route dans le Piémont, à Bardonecchia, dans l’Alta Val di Susa. De là, en traversant le col de l’Échelle, après quelques kilomètres, les migrants arrivent rapidement sur le territoire français de la vallée de la Clarée. En 2017, la glace et les avalanches ont souvent fait de ce chemin un piège mortel pour certains d’entre eux, qui n’ont été trouvés qu’au printemps.

La nécessité de ne pas laisser les gens mourir dans le froid et le gel pousse les habitants de l’Alta Val di Susa à organiser des activités de soutien, comme d’installer un abri dans la salle d’attente de la gare de Bardonecchia. De cette expérience est né le réseau d’accueil qui gravite aujourd’hui autour du refuge Fraternità Massi situé à Oulx. Géré par la fondation Talità Kum, il a ouvert ses portes en juin 2018. « Cet espace permet d’offrir quelques heures de repos à ceux qui traversent la frontière. Parler et se laver sont des gestes simples qui peuvent rendre leur dignité aux personnes », explique Silvia Massaro, bénévole à Fraternità Massi.

La nuit est tombée sur le refuge. Parmi les dizaines de personnes qui continuent d’arriver, un jeune couple avec un enfant qui se voit attribuer l’un des containers destinés aux familles. « Chaque jour, nous accueillons trente à cinquante personnes. Ce sont principalement des familles qui, depuis le printemps 2020, viennent majoritairement de la route des Balkans », poursuit Silvia Massaro. « Nous essayons de rendre leur parcours plus humain. À supposer que ce soit possible, car cette errance est vraiment inhumaine. » Pendant ce temps, sur le parvis du refuge, une infirmière effectue un test de dépistage de la Covid-19 sur un enfant. « Nous opérons à Oulx depuis février dernier, et nous sommes également présents à Bardonecchia. Nous nous occupons principalement de la prévention du coronavirus. Si quelqu’un est testé positif, on demande l’aide de la garde médicale et de la Croix-Rouge italienne », explique Antonella, une infirmière de l’ONG Rainbow4Africa. « Ensuite, on soigne surtout les blessures aux pieds causées par ce long pèlerinage. Mais les migrants souffrent aussi de nombreux dommages psychologiques. Nous entendons de nombreux témoignages sur les refoulements brutaux qui ont lieu en Croatie, sur des familles séparées à la frontière. Tout cela n’est pas juste. Personne ne doit être laissé pour compte ! » Un homme appelle des enfants qui courent derrière une balle. Le dîner est prêt et il faut se coucher tôt. Demain, un autre jour les attend sur leur chemin vers le futur.

Une frontière historique

La frontière franco-italienne a toujours été un carrefour de rêves, d’espoirs et de barrières à franchir. Ce fut déjà le cas à l’époque de la Résistance italienne contre le nazisme-fascisme, lorsque les partisans italiens organisèrent une contre-attaque envers l’ennemi en France. Et il en fut ainsi après la Seconde Guerre mondiale, quand des Italiens « irréguliers » traversèrent les Alpes en quête de fortune dans d’autres pays européens. Aujourd’hui, l’histoire se répète, puisque l’Italie est devenue l’un des pays de transit où s’arrêtent ceux qui ont surmonté ce parcours du combattant débuté dans les Balkans. Un périple appelé ironiquement the game.

Sur le parvis du refuge, une infirmière effectue un test de dépistage de la Covid-19 sur un enfant. Parallèlement, elle soigne surtout les blessures aux pieds causées par des heures de marche. © Valeria Mongelli

Selon Rainbow4Africa, cette année, sur toutes les personnes passées par la frontière italo-française, 1547 étaient originaires d’Afghanistan, 715 d’Iran, 93 d’Irak, et un petit nombre aussi du Pakistan. Peu de migrants ont emprunté la route méditerranéenne qui, bien que moins facile, se poursuit sur la Via di Vintimille. Le nombre élevé de réfugiés enregistrés à Oulx est un signe que la crise afghane n’a pas commencé avec le retrait des troupes américaines, mais qu’elle dure depuis un certain temps. Ceux qui viennent du Moyen-Orient fuient des régimes qui violent systématiquement les droits humains. Une fois en Europe, cependant, ils se retrouvent encore soumis à des abus devant les barrières que certains pays européens voudraient continuer à construire.

En collaboration avec l’ASGI (association d’études juridiques sur l’immigration) et la communauté vaudoise, le Conseil danois pour les réfugiés a recueilli les témoignages de ceux qui ont traversé les frontières dans un rapport intitulé « Une porte fermée ». À propos de la frontière entre la France et l’Italie, le bureau DRC à Oulx a détecté des irrégularités concernant des mineurs non accompagnés, qui sont souvent identifiés comme majeurs en France puis renvoyés en Italie. Dans plusieurs cas, les rejets ont lieu sans refus d’entrée, ce qui rend impossible un recours en réadmission en France. Les femmes, les mineurs et les personnes fragiles sont également expulsés de façon violente. « Ces derniers jours, nous avons observé une augmentation drastique des expulsions par la gendarmerie, peut-être en raison de la suppression des passages du soir entre Oulx et Clavière jusqu’en décembre. Les familles n’attendent plus la nuit pour entrer en France, et on suppose que les personnes secourues il y a quelques jours à deux mille mètres d’altitude tentaient un itinéraire moins contrôlé », explique M., volontaire au refuge. « Les jeunes gens essaient principalement d’atteindre la frontière le soir, ajoutant vingt kilomètres aux quatorze qui séparent Clavière de Briançon, premier lieu d’accompagnement des personnes en transit sur le sol français. »

La situation devient encore plus alarmante avec l’arrivée de la saison hivernale. « Si l’État italien contribue d’une part au financement de Fraternità Massi (à laquelle de nouveaux espaces ont été attribués), il reprend d’autre part l’une des maisons mises à disposition à Clavière quatre jours après son occupation, ce qui rend impossible d’assurer l’aide aux personnes en transit. Avec l’hiver, la neige et les températures froides arriveront bientôt », poursuit M. « Nos seules solutions, en tant que bénévoles, sont d’offrir des informations et un soutien aux migrants en transit, même si la surpopulation du refuge et de sérieuses difficultés d’intervention sont à prévoir. »