Espace de libertés | Novembre 2021 (n° 503)

Pour une transformation radicale de la société


Dossier

Porte-parole d’Attac1, voix percutante des altermondialistes, ingénieure agronome, enseignante-chercheuse en économie, militante, Aurélie Trouvé est portée par l’enjeu de mettre en place un « bloc arc-en-ciel » capable de renverser un système néolibéral en crise. Au travers d’une analyse des nouvelles formes de luttes, de l’héritage de formes de mobilisations victorieuses, il s’agit d’activer un virage écologique, sociopolitique rompant radicalement avec la logique productiviste, inégalitaire et délétère du néolibéralisme.


Pouvez-vous définir brièvement la Rainbow Coalition lancée aux États-Unis en 1969 et développer en quoi elle inspire votre projet de composer un front uni de luttes intersectionnelles ?

La Rainbow Coalition (« bloc arc-en-ciel ») a été fondée à Chicago en 1969. C’est une alliance entre les Black Panthers, mouvement de libération des Noirs, et d’autres organisations de migrants pauvres, latinos et blancs. Dépassant leurs différences, ils ont lutté ensemble, sur un projet radical, face à la ségrégation raciale et sociale. C’est cette stratégie d’alliances, radicale et inclusive, dont nous pouvons nous inspirer aujourd’hui. Car un des paradoxes en France est que la faiblesse de la gauche dans les urnes est contemporaine d’une certaine vitalité retrouvée des mouvements sociaux et des réseaux de résistance et de solidarité. Il nous faut donc faire un saut stratégique, activer les ressorts d’une nouvelle articulation sociale et politique pour faire bloc, à la manière dont la Rainbow Coalition à la fin des années 1960 fit trembler l’ordre raciste et capitaliste aux États-Unis. Ce bloc arc-en-ciel est l’alternative dont à mon avis nous avons besoin. Un bloc social rouge-vert-jaune-multicolore, le « rouge » issu des traditions communistes et syndicales, le « vert » des mouvements écologistes, le « jaune » des insurrections populaires, le « multicolore » des luttes pour l’égalité réelle, anti-patriarcales et antiracistes. Ces couleurs ne s’additionnent pas, elles s’alimentent les unes les autres. De leur juxtaposition doit naître une combinaison où chacune soutient l’autre tout en l’influençant. Ces expériences croisées apportent les ingrédients idéologiques et le savoir-faire nécessaires pour forger un nouveau projet politique.

Alexandria Ocasio-Cortez, Greta Thunberg, les Gilets jaunes, Nuit debout, les zadistes… Quels sont les objectifs, les priorités, les ambitions concrètes de la nouvelle gauche militante ? À l’heure où la politique antisociale et anti-écologique de Macron, la progression des régimes autoritaires, « carbofascistes » et liberticides mettent en péril la survie des humains et des non-humains, pouvez-vous évoquer la convergence autour de quatre enjeux fondamentaux à laquelle vous appelez ?

La droite des riches au pouvoir et les forces néofascistes qui prospèrent dans son ombre sont le reflet de la désarticulation de notre camp. Si nous parvenons à converger sur des buts partagés et des politiques concrètes pour les atteindre, leur faiblesse apparaîtra au grand jour. Je suggère dans le livre une grille commune et quelques grandes lignes pouvant nous rassembler, à partir du travail mené dans les sphères dans lesquelles je baigne, celles des mouvements sociaux et de l’économie de gauche. Car l’unité pour l’unité n’a pas de sens. Pour emporter la conviction, le rassemblement doit réunir sur des valeurs et aspirations communes, un programme et une stratégie, faisant naître un nouvel horizon politique. Pour construire un rassemblement capable de prendre le pouvoir, il faut d’abord en définir les lignes directrices, plutôt que d’attendre une personne providentielle. La justice, l’égalité, l’ouverture aux autres, la préférence pour la délibération collective, le désir d’un environnement sain pour chacun et pour demain, l’enchantement du monde naturel constituent, lorsqu’on les met bout à bout, les prémices sur lesquelles fonder un projet de transformation de la société clairement distinct du projet de la droite. Il nous faut partir également des besoins fondamentaux de la très grande majorité de la population, besoins qu’il nous faut discuter et définir démocratiquement. En attendant qu’une démocratie vivante puisse faire émerger ces besoins, j’en propose trois grands, qui me semblent englober ce pour quoi les mouvements sociaux luttent aujourd’hui : une planète vivable pour demain avec un accès égalitaire aux ressources qu’offre la nature ; le droit à un emploi de qualité pour toutes et tous, un emploi qui de surcroît soit utile pour la collectivité ; le respect et l’égalité entre chacune et chacun. Et pour y parvenir, je développe dans le livre trois grands leviers : la planification écologique et sociale, la relocalisation solidaire, la socialisation démocratique.

Quels leviers stratégiques faut-il mobiliser afin de rassembler les colères, les luttes en faveur de l’émancipation ? Quelles dynamiques faisant fond sur les insurrections qui viennent de la rue, des ZAD, des ronds-points sont à même de déboulonner un système dont vous soulignez l’intrication des dimensions prédatrices, des formes de domination (néolibéralisme, productivisme, consumérisme, patriarcat, racisme, écocides, destruction environnementale, inégalités économico-sociales…) ?

Comment l’expérience accumulée par les millions de citoyens qui ont participé aux mobilisations de ces dernières années peut-elle devenir une source de renouveau stratégique ? Les mouvements sociaux et le fin maillage social sur lequel ils s’appuient sont aujourd’hui la clé qui permettra de rouvrir l’horizon politique. Forts de notre diversité, nous devons prendre en tenaille la droite, entre radicalité et ouverture, local et global, action et intellectualité. Dans le livre, je développe chacune de ces stratégies. En outre, pour construire un bloc hégémonique, aucune lutte ne doit imposer son hégémonie. L’autonomie de chaque lutte doit être respectée. Mais cette autonomie ne doit pas être un enfermement. Forte de ses propres revendications, de sa propre culture, de ses propres militants, chacune de ces luttes peut et doit tenter des alliances, des convergences, des tentatives de recouvrement avec les autres, pour espérer constituer un bloc majoritaire. À la convergence des dominations sous la houlette du capitalisme, nous pouvons opposer la convergence des dominés en luttes. Cette conjonction des luttes, ce n’est pas édulcorer les revendications portées par chacune, mais faire en sorte qu’elles se renforcent les unes les autres, qu’elles fassent « système » contre celui qui nous est imposé aujourd’hui. C’est donc gagner en radicalité, augmenter notre capacité à remettre en cause les racines mêmes du système. Et c’est en même temps élargir la base militante et politique en rassemblant des luttes et en se faisant l’écho d’aspirations différentes. C’est cette conjonction des luttes qui peut donner un contenu et une base large à la gauche écologique.

Afin de ne pas être pris à revers par l’impuissance, par la défaite, afin d’œuvrer à la mise en place d’un autre monde, les mouvements écologistes, féministes, antiracistes, les organisations associatives, les syndicats se doivent de construire un front uni, fédérant les diverses luttes, condition liminaire d’un terrassement du système en place. Vous insistez sur la « complémentarité des tactiques », le nouage d’actions directes, de désobéissance civile, de recours juridiques, de dispositifs violents ripostant à la violence étatique. Comment franchir le pas en direction d’un pouvoir politique alternatif alors que la fracture entre les mouvements sociaux et les partis politiques décrédibilisés ne cesse de s’aggraver ?

La diversité des formes d’organisation et des tactiques est un atout stratégique majeur. Face à des adversaires plus riches, plus puissants, plus forts, mieux vaut avoir plusieurs cordes à son arc ! Il n’y a pas d’actions qui seraient trop « bisounours » et d’autres trop « radicales ». Il y a une grande diversité de tactiques qui doivent pouvoir s’enrichir mutuellement, pour peu que nous partagions les mêmes valeurs. Dans la pratique, cependant, mettre en musique cette pluralité n’est pas un long fleuve tranquille. À partir d’expériences que j’ai vécues dans les mouvements sociaux depuis près de vingt ans, j’attire l’attention sur ces difficultés et je tente de proposer des façons de les dépasser. Enfin, une grande difficulté qu’affrontent les mouvements sociaux est l’absence de perspective d’un pouvoir politique alternatif, qui soit à la hauteur de cette attente. Face à la catastrophe qui s’annonce, les mouvements sociaux ne peuvent y rester indifférents. Pas plus que les partis politiques qui souhaitent mener la gauche et l’écologie au pouvoir ne peuvent se payer le luxe d’ignorer ces mouvements sociaux et ce qu’ils portent. Car, sans eux, la gauche écologique ne parviendra jamais au pouvoir. Ce sont eux qui, dans les profondeurs du pays, font vaciller l’hégémonie et permettent aux forces politiques de mettre en œuvre des politiques transformatrices. On ne revitalisera pas la politique sans réancrer le politique dans les luttes sociales. Il s’agit donc de repenser les liens entre mouvements sociaux et partis politiques, avec respect de l’autonomie et de l’utilité de chacun, mais capacité de lutter ensemble. Dans le livre, j’avance également des propositions d’écosystèmes politiques d’un genre nouveau, dont le parti ne soit plus le cœur. Dans cette période extrêmement difficile qui s’annonce pour la gauche, le moment est venu d’être créatif.


1 Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne.