La pandémie a mis en évidence les difficultés criantes à gouverner en temps de crise. Et si les questions de gouvernance n’ont pas manqué depuis le début de cette crise sanitaire, mais également lors des différentes phases critiques de gestion du terrorisme, voire des récentes inondations, les bouleversements qui pourraient résulter du changement climatique risquent d’être d’une tout autre ampleur.
L’importance de l’enjeu, la conscience de la jeunesse face à la crise qui pourrait nous submerger induit de facto une mobilisation intense de la société civile, qui influence certes les politiques, mais qui ne se retranscrit pas suffisamment dans les actes posés et l’adoption d’une gouvernance à la hauteur de la problématique. Car cet enjeu, il est tout simplement vital pour l’avenir de l’humanité et pourrait aussi, à plus court et moyen terme, avoir de nombreuses répercutions sociétales : accroissement des inégalités et de la pauvreté, augmentation du nombre de réfugiés climatiques, insécurité alimentaire, impact sanitaire, responsabilité morale et juridique envers les générations futures, pour ne citer que ces exemples.
Côté chiffres, il n’est pas inutile de rappeler que les émissions mondiales de gaz à effet de serre ont augmenté de 50 % entre 1992 et 2018, que le principal émetteur depuis 2005 est la Chine, avec 24 % des émissions, contre 12 % pour les États-Unis et 7 % pour l’Union européenne (des Vingt-sept). Les rapports du GIEC1 édités depuis les années 1990 sont pourtant clairs et étayés quant aux graves répercussions engendrées par l’élévation de la température moyenne de la planète. L’accord de Paris dont l’objectif fixé était de ne pas dépasser une hausse de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels semble aujourd’hui impossible à respecter. Maintenir un objectif à 2 °C pourrait néanmoins permettre d’éviter d’ajouter de la catastrophe à la catastrophe puisque comme le rappellent les scientifiques, chaque dixième de degré compte. Mais pour y parvenir, une solide gouvernance est absolument nécessaire à observer. Cela engage les États et les organisations internationales, et cette dispersion des compétences et des responsabilités ne facilite pas toujours la prise de décisions, et encore moins leur effectivité.
Sauver la planète : cela ne s’est pas produit !
Comme le souligne Amy Dahan Dalmedico, spécialiste du changement climatique et co-auteure de Gouverner le climat, dans le média Ideas4development, « la gouvernance onusienne du climat, avec les Conférences des parties (COP) qui se tiennent chaque année depuis 1995, repose sur ce que nous appelons un “schisme de la réalité”. En effet, une bulle de gouvernance s’est progressivement constituée au tournant des années 2000, croyant se saisir du monde pour faire avancer la lutte contre le changement climatique grâce à des outils économiques (tels que le marché du carbone) et aboutir à un traité général fixant des objectifs de réduction des émissions de carbone. Au sommet de Copenhague, en 2009, on pensait sauver la planète, et rien de tout cela ne s’est produit ! C’était une illusion, car parallèlement, nous avons assisté aux accélérations du monde réel, sur fond de compétition économique acharnée entre les pays, de mondialisation croissante et d’universalisation du modèle de développement occidental ».
Des positions dissonantes
Aujourd’hui, alors que nous peinons à sortir de la pandémie, le constat de la reprise économique basée sur les énergies carbone est accablant. Un bulletin de l’Organisation météorologique mondiale, une agence de l’ONU, émis en octobre dernier, indiquait que les concentrations des trois principaux gaz à effet de serre qui piègent la chaleur dans l’atmosphère ont atteint un sommet en 2020. Et selon des chiffres de l’OCDE2 publiés fin septembre, seuls 21 % des dépenses des plans de relance sont actuellement positives pour l’environnement. Même constat dans le rapport réalisé en octobre dernier à l’initiative du Programme des Nations unies pour l’environnement, le « Production Gap Report » qui met une nouvelle fois en évidence le grand écart qui existe entre les engagements publics de nombreux gouvernements en faveur de la neutralité carbone et le soutien que ceux-ci continuent à apporter à la production d’énergies fossiles. « Nos sociétés sont complètement sous addiction à l’énergie fossile, c’est encore plus le cas aux États-Unis et dans beaucoup de pays en développement, un peu moins en Europe où le nucléaire et les énergies durables ont pris leur place également. Plusieurs travaux ont montré que le retard aux États-Unis est lié aux stratégies puissantes des lobbies issus des énergies carbone, dans les décisions politiques. Ces intérêts économiques sont extrêmement influents à tous les niveaux », explique Romain Weikmans, chercheur à l’Institut finlandais des affaires internationales. « Si l’on veut réussir à dépasser ce défi climatique, il faut à la fois pouvoir miser sur le développement technologique, car sans avancées très claires dans ce domaine, on n’y arrivera pas. Mais il faut aussi compter sur un changement de comportement. Pas seulement au niveau individuel, mais au niveau des structures qui, de toute façon, nous dépassent puisqu’elles déterminent les régulations mises en place par l’État. Sans ces deux volets-là, on ne pourra pas progresser ». Puissance des lobbies, intérêts économiques nationaux, difficultés à se coordonner à l’échelle mondiale, voire régionale, temporalité politique basée sur le court terme face à un enjeu de long terme : les freins à l’adoption d’une gouvernance efficace pour contrer le réchauffement climatique sont nombreux. Et quand un consensus semble se dégager, un écueil de taille demeure : celui de l’effectivité des mesures adoptées (lors des COP par exemple) à l’échelle planétaire, qui dépend du bon vouloir des États. « L’un des problèmes liés au changement climatique, c’est que les émissions sont très éclatées et qu’il n’y a donc pas qu’un interlocuteur à convaincre ».
Quid des contraintes ?
Si les promesses des États ne sont pas toujours tenues, « les objectifs fixés sur le plan européen sont eux, contraignants, et s’imposent complètement aux États membres. Et s’il n’y avait pas cette contrainte-là, je crois que des pays comme la Belgique ne seraient pas très loin, surtout avec nos grandes différences sur le plan régional ». Autre élément qui pourrait également jouer un rôle prépondérant en termes de contraintes, c’est la fameuse taxonomie européenne qui vise à diriger les capitaux vers des activités durables. « On voit aussi les lobbies du gaz s’agiter en Europe. Le Green Deal européen se base sur un paquet législatif qui devrait induire un gros changement visant à infléchir toutes les politiques européennes pour les aligner sur l’Accord de Paris. Le Plan de relance induit par exemple une obligation de 37 % de dépenses liées à la durabilité. C’est un gros changement de gouvernance, mais il ne faut pas du tout croire que l’affaire est réglée pour autant, car il y a des batailles qui se mènent sur tous les fronts dans ce domaine-là ».
In fine, cette taxonomie, à l’instar d’autres règles contraignantes qui seraient imposées régionalement, devrait pour gagner en adhésion s’accompagner d’autres mesures qui comblent leurs effets délétères. L’Europe travaille par exemple à proposer un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, avec l’introduction d’une taxation à l’importation visant à défavoriser l’arrivée de produits fabriqués dans des conditions environnementales défavorables. Cette idée, qui n’est pas encore d’application, part d’une demande importante des entreprises, qui sont fortement soumises à la concurrence étrangère. « Car si les émissions européennes ont diminué ces dernières décennies, cela s’est fait en parallèle de la délocalisation des entreprises polluantes, donc le problème s’est finalement déplacé. L’Union européenne a un rôle à jouer, car c’est un partenaire fort de beaucoup de pays, notamment sur le plan commercial. Elle est d’ailleurs en train de muscler sa politique externe », confirme le chercheur.
Dans les mesures similaires qui pourraient influencer les échanges économiques, on pourrait aussi opter pour des traités de coopération Earth friendly. « Le traité de libre-échange entre l’Europe et le Canada (CETA) ne se soucie absolument pas des questions climatiques. Si l’Europe laisse le Canada lui vendre ses sables bitumineux et son énergie sale, c’est mauvais pour le climat. Nous n’avons pas besoin d’échanges commerciaux à tout prix, mais au contraire de traités de coopération pour répondre à des enjeux précis. »
Changer d’échelle de gouvernance
En ce qui concerne la gouvernance, l’implication et la mobilisation de la société civile ne seraient-elles finalement pas plus adéquates pour mettre en œuvre le changement ? Directrice de recherche au CNRS3, Amy Dahan Dalmedico estime que « la mobilisation des sociétés civiles (le versant off de la négociation onusienne) qui s’est renforcée lors des dernières COP a permis une plus grande prise de conscience mondiale des enjeux et une réappropriation locale et nationale de la question climatique. Depuis quelques années, on voit ainsi apparaître une approche plus bottom-up de la gouvernance mondiale du climat dans laquelle les cibles à atteindre ne sont plus décrétées par les Nations unies, mais déterminées en fonction de ce que les pays sont capables de faire et d’annoncer. Jusqu’il y a peu, les politiques ne semblaient pas penser que ce sujet constituait une priorité et je pense que les manifestations ont quand même joué un rôle sur ce point. Le personnel politique s’est rendu compte des attentes de la population. Et tout cela a aussi été relayé par d’autres acteurs comme les mutualités, les académiques, les syndicats qui ont aussi joué leur rôle. C’est toute la société qui doit se mobiliser ».
La justice à la rescousse
Face au manque de réactivité des États et des entreprises, les recours juridiques se multiplient. Que ce soit l’« affaire du siècle » dans laquelle l’État français a été condamné pour son inaction climatique ou aux Pays-Bas qui ont également dû faire face à une condamnation similaire, de même que la Belgique dans ce que l’on a appelé l’« affaire Climat », la judiciarisation des combats pour le climat a le vent en poupe en Europe et ailleurs dans le monde. « Il y a aussi ce très bel arrêt de la Cour constitutionnelle allemande selon laquelle, au nom de la liberté des générations futures, nous devons engager dès maintenant des actions plus radicales de lutte contre le changement climatique », indique Romain Weikmans. Au mois de mai dernier, l’entreprise Shell a également été reconnue responsable pour ses activités à l’origine de la crise climatique. Et ce n’est pas la seule entreprise incriminée de la sorte.
Même si la nature ne jouit pas d’une personnalité juridique, l’écocide, le crime contre l’environnement dont la Belgique demande la pénalisation, pourrait influer sur la gouvernance mondiale. D’autant plus qu’actuellement, celle-ci se heurte aux difficultés à prendre en compte les intérêts d’ensembles comme la forêt amazonienne ou l’Arctique. « La question est très complexe », poursuit le chercheur. « Ces ensembles sont partiellement représentés par certains États et surtout par les ONG de ces pays. Cette question renvoie à la nécessité de changer la cartographie des acteurs de la gouvernance climatique internationale. Les villes, par exemple, sont montées en puissance et font désormais partie des acteurs ayant voix au chapitre. Les peuples “indigènes”, comme on les appelle dans la terminologie onusienne, sont pour certains d’entre eux, porteurs des intérêts des territoires où ils vivent. Ils ont aussi été admis dans les COP et font partie des débats, témoignant d’un processus de “climatisation du monde”, même s’ils ne sont pas intégrés dans les processus de décision. »
Gérer les conséquences
Si la gouvernance peine à trouver sa place en matière de prévision et de gestion de cette problématique, nous pouvons nous interroger – non sans une certaine angoisse – sur la gestion qui découlerait des catastrophes et inévitables répercussions liées aux bouleversements climatiques. Tous les rapports et experts du sujet épinglent l’impréparation de nos gouvernements face à ces potentielles crises qui pourraient de surcroît revêtir de multiples facettes rendant encore plus ardue la bonne gouvernance.
François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement à l’ULiège et à Sciences Po Paris, dénonce en outre l’impréparation globale du système face à cette crise, le manque de vision systémique avec un constat : nos démocraties sont mal préparées, mal outillées pour faire face à cet enjeu de long terme. L’expert lance deux pistes pour y remédier : créer une instance de type « chambre du long terme » composée de citoyens et d’experts. Mais également, et cela rejoindrait d’autres préoccupations liées à notre système de démocratie représentative actuelle qui semble fragilisée : réinterroger les instances où se prennent les décisions relatives à des choix collectifs aussi cruciaux que celui-là.
Face à la crise climatique qui nous guette, la démocratie témoigne de nombreuses failles, l’urgence de l’outiller sérieusement pour répondre adéquatement à l’enjeu n’est plus à démontrer. Il est minuit plus…
1 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
2 Organisation de coopération et de développement économiques.
3 Centre national de la recherche scientifique, situé à Paris.