Ce n’était pas tout à fait ainsi que cela devait se passer. La transmission entre Henri Bartholomeeusen et moi-même aurait dû se faire dans une ambiance chaleureuse, entourés d’amis, avec la certitude que le CAL, en vitesse de croisière, avait devant lui un horizon serein. Le Covid-19 a brusquement changé la donne. Cependant, ce passage de témoin est resté une transmission. Et l’ambiance a été chaleureuse – même si elle fut virtuelle. Quant à la laïcité, elle a un avenir, plus que jamais, mais pas en vitesse de croisière. Car le coronavirus a d’abord été une épreuve. Il a aussi été un révélateur du chemin qu’il nous reste à accomplir. Trois thématiques directement liées à la relation Covid & Laïcité doivent nous faire réfléchir et nous mobiliser dans les mois à venir : la situation des plus vulnérables, la santé dans sa globalité, et le rôle de la laïcité dans le monde d’après. La tentation de l’après-coronavirus serait de tourner rapidement la page. D’oublier. Business as usual. Non. Car nous avons un devoir de mémoire et un devoir d’avenir.
Solidarité envers les plus fragiles
La première thématique est celle des plus vulnérables. Le prix payé pour le Covid-19 a été plus lourd pour certains que pour d’autres. Les personnes fragilisées, qu’elles soient pauvres, âgées, réfugiées et sans papiers, isolées, détenues, qu’elles soient des femmes victimes de violence domestique, des aînés placés dans les maisons de repos, et tant d’autres, sont en fait les dessous cachés de notre démocratie. Et elles ont, avec le coronavirus, subi une double peine, celle du confinement et de leur précarité : leur situation a souvent été intenable. Et c’est parce que nous ne les avons jamais abandonnées que je voudrais dire merci au CAL et à toutes ses associations. Leur action sur le terrain ne s’est pas ralentie. Néanmoins, il faut aller plus loin que ce constat, et s’interroger : qu’avons-nous appris de cet élan de solidarité formidable ? Comment mieux travailler, mieux se coordonner ? Comment, de manière générale, faire remonter ce qui vient du terrain aux oreilles de ceux qui en sont éloignés ? Ce qui a été accompli est extraordinaire, mais demain, où placer nos forces ? Quelles fragilités internes sont à revoir ? Comment améliorer la mobilisation des solidarités ? À ces questions-là, je n’ai évidemment pas les réponses. Mais nous les chercherons ensemble et le travail a déjà commencé.
Sanctuariser la santé ?
La deuxième thématique qui émerge de cette crise est bien sûr celle de la santé. De la protection de celle-ci, et de la garantie à son accès pour tous, sans discrimination. Travailler à sa défense est le meilleur moyen, avec l’éducation, de pallier le poids des inégalités de naissance et de vie. La Belgique garde un système de santé performant, mais les moyens n’évoluent plus conformément aux besoins. Les conséquences de ces restrictions se sont fait durement sentir et, pour certains, elles ont été meurtrières. L’heure n’est pas au procès politique, mais aux décisions de demain. Faut-il sanctuariser la santé, et la sortir de l’espace marchand comme le suggère Édouard Delruelle dans son article sur l’état social, paru dans le dernier numéro d’Espace de Libertés ? Faut-il globaliser le concept de santé, et se dire que la santé de l’environnement, la santé animale et la santé humaine ne font qu’une – One Health – ainsi que le défendent les scientifiques africains depuis longtemps, et comme le relaie Arnaud Zacharie, dans le même numéro ? Que penser de la falsification des médicaments, et de la résistance croissante des agents pathogènes à des antibiotiques autrefois efficaces ? Ces deux faits sont liés, et la vente non contrôlée de médicaments falsifiés sur Internet fait exploser les résistances. Les prédictions des scientifiques avant le Covid-19 étaient qu’en 2030, la première cause de mortalité au monde serait due à ces résistances, et donc à notre impuissance à lutter contre de nouvelles pandémies. Par conséquent, la problématique du coronavirus n’a pas été une réelle surprise pour les scientifiques : les questions et certaines des réponses à y apporter étaient déjà sur la table. Même si le virus lui-même et son vaccin n’étaient pas connus. Nous étions prêts conceptuellement. En revanche, sommes-nous prêts à tirer les leçons de l’expérience, et à agir plutôt qu’à réagir ? Le CAL, comme bien d’autres associations, ne pourra rester muet sur ces questions.
La laïcité demain
La troisième thématique est le monde de demain et le nouveau visage de la laïcité. Le monde de demain, avec ses risques et ses immenses potentialités. Les politiques, les médias, et nous-mêmes souvent, répétons à l’envi : rien ne sera plus comme avant. Rien n’est moins sûr hélas, car l’amnésie est une tentation permanente. Nous, humains, pensons être plus forts, plus alertes et plus créatifs en oubliant. En repartant de zéro. Mais répétons-le avec les scientifiques et sans jouer les Cassandre, cette épidémie n’est pas un épiphénomène. C’est un révélateur. Si nous ne transformons pas, en profondeur, notre façon de vivre, de penser, et de gérer le monde de façon soutenable mais audacieuse – si nous ne développons pas ce que certains appellent une « économie de la vie », ayant recours aux technologies les plus avancées, en misant sur un développement équilibré de ce monde où l’Afrique, par exemple, jouerait un rôle moteur –, nous retournerons inéluctablement dans le monde d’hier. Un monde qui n’a pas été moins meurtrier que le nôtre. Un monde qui a connu les nationalismes et les guerres. Les colonisations les plus cruelles. La Shoah, Hiroshima. Faut-il en rajouter ? Le monde de demain ne peut être celui-là : il n’est pas question d’un repli mais de poursuivre une construction européenne et mondiale, qui décline nos valeurs humanistes dans un cadre nouveau, sans passéisme, mais de façon durable. Le CAL a déjà amorcé cette réflexion, à propos de l’intelligence artificielle et de l’éthique. Nous avons notamment, lors de cette crise, rappelé les balises fermes à mettre à certaines applications IA comme le traçage par GSM1 pour maintenir le respect de la vie privée. Toutefois, d’autres domaines que l’IA, essentiels à la construction d’une société progressiste, feront l’objet de ce questionnement. Un questionnement large, dépassant nos frontières : jamais nous n’avons eu autant besoin de laïcité, jamais nous n’avons eu autant besoin de liberté, d’égalité et de solidarité. Ce sont les meilleurs antidotes aux peurs et aux replis identitaires qui nous menacent au moins autant que le Covid-19. C’est donc avec sérénité que j’aborde le mandat qui m’a été confié. Je le confirme : nous ne sommes pas en vitesse de croisière – mais le chemin est passionnant.
1 Voir notre communiqué du 10 avril : « Coronavirus et intelligence artificielle : le Centre d’Action Laïque invite à la prudence », sur laicite.be.