Espace de libertés | Juin 2020 (n° 490)

Accepter l’imperfection et l’impermanence, c’est apprendre à apprécier la beauté dans les marques du temps, à composer avec nos fêlures, à relativiser l’échec, mais aussi à cultiver nos singularités. Une manière de nous réconcilier avec nous-mêmes et avec notre confiance à pouvoir embrasser la vie. Un cheminement vers plus de sagesse et de sérénité. Il n’est jamais trop tôt pour commencer.


« Il y a une fissure en toute chose. C’est par là qu’entre la lumière. » Cette citation de Leonard Cohen, extraite de la chanson « Anthem », met en exergue la force de nos faiblesses. Un oxymore ! En effet, le risque de ne pas être à la hauteur, de nous tromper, d’échouer, de tomber malade, d’ignorer de quoi demain sera fait… est générateur d’anxiété, de peur, de honte, de culpabilité, de frustration. Il nous renvoie à notre condition humaine, à nos limites, à notre finitude. Nous sommes des êtres faillibles et se confronter à cette réalité peut se révéler terriblement écrasant. Pourtant, nos fragilités ne se résument pas seulement à des poids que l’on va devoir traîner tout au long de notre chemin. Elles peuvent aussi, si l’on apprend à vivre avec elles, baliser notre parcours à l’instar des cailloux du Petit Poucet, et nous permettre de progresser.

Changer le plomb en or

Transformer ses lignes de faille en lignes de force, c’est tout le propos du kintsugi, une technique japonaise qui consiste à réparer les objets en céramique ou en porcelaine brisés, en prenant soin d’appliquer de la poudre d’or sur les jointures afin de les sublimer au lieu de chercher à les masquer. « Mais sa philosophie va bien au-delà d’une simple pratique artistique… », souligne Céline Santini dans Kintsugi, l’art de la résilience (First, 2019). « On touche ici à la symbolique de la guérison et de la résilience. Soigné, puis honoré, l’objet cassé assume son passé, et devient paradoxalement plus résistant, plus beau et plus précieux qu’avant le choc. […] La voie du kintsugi peut être vue comme une forme d’art-thérapie, vous invitant à transcender vos épreuves et transformer votre plomb en or. »

Adopter une attitude wabi sabi

Cette pratique symbolique s’inscrit dans un courant plus large : le wabi sabi. Comme l’explique Tomás Navarro dans Wabi Sabi, l’art d’accepter l’imperfection (La Martinière), cette tendance esthétique japonaise « est aujourd’hui une philosophie de vie qui, une fois transformée en attitude essentielle, peut nous aider à trouver la sérénité, l’inspiration et la liberté dans notre quotidien. Le wabi sabi nous rappelle que rien dans la vie ne dure éternellement, que tout est incomplet et que c’est en acceptant les choses imparfaites, incomplètes et impermanentes que nous pourrons avancer et accepter la vie telle qu’elle se présente. Une attitude wabi sabi nous aide à nous adapter plus rapidement aux changements inévitables que la vie nous propose, à replacer les choses dans leur contexte, à adopter une nouvelle perspective, à vivre avec l’incomplet et à vivre la vie dans toute sa splendeur, avec la richesse de ses millions de petites joies de tous les jours. »

Avancer à contre-courant

Si ces courants zen ont le vent en poupe, si l’on ne compte plus dans les librairies le nombre d’ouvrages consacrés au ralentissement, au lâcher-prise et à l’acceptation de soi, si les pratiques méditatives et le yoga semblent attirer de plus en plus d’adeptes, c’est sans doute parce que le contexte actuel se veut particulièrement tendu et oppressant. « Au niveau professionnel comme sur le plan privé, nous sommes continuellement soumis à des injonctions en matière de performance, de compétitivité, d’efficacité », relève la psychologue Muriel Mazet, auteure de La Force des fragiles. S’appuyer sur ses failles pour vivre heureux (Eyrolles, 2016). « Ne pas entrer dans la norme, alors que la pression de conformisme s’avère particulièrement élevée aujourd’hui, est souvent synonyme de mal-être. On n’imagine pas le nombre de personnes en souffrance parce qu’elles ont le sentiment de ne pas ‘‘assurer’’ face à des exigences trop élevées et sur lesquelles elles ont peu voire pas de prise. Nous vivons dans une société qui malmène le corps et l’esprit. Accepter ses faiblesses, ses échecs, sa fragilité va à l’encontre de la dynamique ambiante. »

Fonctionner ou exister ?

Quelles solutions envisager ? Certains vont adopter la stratégie de la fuite en avant et tenter de s’endurcir. « D’autres, se sentant menacés de tous les côtés et dans l’urgence de cette course folle, vont utiliser ces pratiques orientées culturellement vers l’acceptation de la fragilité dans le but d’être encore plus forts », remarque le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, qui a publié La Fragilité (La Découverte, 2007). « On assiste alors à une perversion du principe, tendant vers davantage d’aliénation. Or, plus on cherche à s’éloigner de ses faiblesses en fonctionnant au lieu d’exister, plus on se mécanise, plus on s’affaiblit ! En Occident, nous avons beaucoup de mal à faire l’expérience de la fragilité. Nous la craignons, sans réaliser que la force n’est pas un état en soi : ce n’est qu’un moment entre deux faiblesses. Cohabiter avec ses failles reste compliqué. Pourtant, elles constituent notre axe central et nous singularisent. C’est d’ailleurs ce qui différencie le vivant des machines. »

Cheminer vers soi

Accueillir ses failles, c’est un cheminement… « Cela implique d’avoir accès à son intériorité, à ce que l’on vaut et à ce que l’on veut, tout en restant relié à l’extérieur », poursuit Muriel Mazet. « Quitter la toute-puissance infantile, faire preuve d’humilité, se confronter à la réalité dans toutes ses dimensions, accepter le temps qui passe, sa vulnérabilité, ses illusions, ses limites, se détacher du jugement des autres, c’est l’affaire de toute une vie. Baisser son niveau d’exigence et gagner en tolérance vont avoir des impacts sur nos relations avec les autres. On se montre davantage à l’écoute. On fait preuve de plus de compassion et de bienveillance. On apprivoise et cultive nos émotions. On se reconnecte à notre part d’enfance, à notre capacité d’émerveillement, d’enthousiasme et de joie authentique. »

Écouter notre palpitant

Tous ces réajustements prennent forcément du temps. Nous sommes tous uniques, à chacun son rythme ! D’autant qu’il ne s’agit pas ici de procéder à quelques aménagements cosmétiques, mais bien de réordonner sa vie sur d’autres axes afin de s’émanciper d’une série de croyances, d’exigences, de modes de fonctionnement toxiques ou contre-productifs… et de grandir, alignés sur ce qui nous meut. « L’essentiel, c’est le désir de vivre. Le palpitant. C’est ce fil qu’il faut suivre sans verser dans le narcissisme », commente Miguel Benasayag. « L’Occidental a tendance à se penser comme l’acteur principal d’un film dans lequel les autres individus seraient des figurants et l’écosystème, le décor. Or, l’essence même de ces philosophies, c’est de nous rappeler que nous faisons partie d’un ensemble. »

Agir avec congruence

Changer notre regard sur le monde, c’est aussi faire le deuil de notre façon de voir et de faire. C’est oser explorer de nouveaux territoires. Une promesse de changement qui ouvre des perspectives réjouissantes mais qui peut aussi… faire peur. « Pour paraphraser Nietzsche, ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts », tempère Muriel Mazet. « Augmenter notre connaissance de nous-mêmes et assumer nos fragilités, c’est gagner en force tranquille. Nos forces ressortent d’autant plus qu’on accepte nos faiblesses. » En témoigne le succès sur Instagram de Celeste Barber, cette comédienne australienne qui parodie avec beaucoup d’autodérision l’attitude stéréotypée des star(lette)s dans les médias et réseaux sociaux et est devenue une icône du mouvement body positive qui milite en faveur de l’acceptation de toutes les morphologies. Autre exemple révélateur : Pomme, qui a décroché le titre d’album révélation aux dernières Victoires de la Musique avec son disque intimiste, Les Failles. Agir avec congruence a du sens. À l’heure où de plus en plus de personnes défendent un modèle de société inclusive, ne serait-il pas intéressant de nous pencher sur ce qui fonde notre unicité afin de vivre en harmonie avec nous-mêmes et avec les autres ?