L’Organisation des Nations unies aurait-elle un problème avec la laïcité ? La question peut sembler surprenante. L’ONU, dont l’un des buts est d’encourager « le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion », devrait facilement accepter un principe qui vise précisément à garantir la liberté de tous.
En réalité, derrière les buts affichés, la laïcité est souvent mal comprise au sein des institutions internationales de protection des droits de l’homme, où la culture juridique anglo-saxonne domine. Cette approche tend souvent à caricaturer la laïcité en une forme d’intolérance, de posture antireligieuse, voire en une forme de racisme. Cette incompréhension est causée par d’importantes divergences philosophiques et politiques, et elle est profondément enracinée.
Cette tendance est en particulier visible dans deux organes onusiens : le Comité des droits de l’homme et le Conseil des droits de l’homme. Le premier est un organe composé d’experts indépendants chargé de surveiller la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques par les États parties. Il peut notamment recevoir des plaintes individuelles, sur lesquelles il rend des « constatations ». Au contraire du Comité, le Conseil des droits de l’homme est un organe politique, intergouvernemental, responsable de la promotion et de la protection des droits humains dans le monde. Composé de quarante-sept États, il publie des rapports sur l’état des droits de l’homme dans chaque pays. Pour l’aider à exécuter sa tâche, il a nommé des rapporteurs spéciaux, des experts chargés de domaines précis. Il y a notamment un rapporteur spécial sur la liberté de religion et de croyance.
La laïcité française contre la liberté religieuse ?
L’hostilité envers la laïcité s’est exprimée au Comité des droits de l’homme dans des cas concernant la France, pays qui tend à concentrer les attaques. L’affaire Yaker l’illustre parfaitement. Une femme portant le niqab, poursuivie et reconnue coupable de l’infraction de port d’une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public, a prétendu que l’État avait porté atteinte à son droit à la liberté de conscience et de religion. Le Comité a décidé que la restriction de la liberté de manifester sa religion ou ses convictions en portant le niqab n’était ni nécessaire ni proportionnée. Et elle a constaté que la France avait violé l’article 18 du Pacte qui protège la liberté de conscience et de religion. De plus, selon le Comité, il s’agissait d’une forme de discrimination croisée basée sur le sexe et la religion.
Heureusement, des défenseurs de la laïcité existent à l’ONU et ne manquent pas de faire entendre leur voix. © Fabrice Coffrini/AFP
Cette décision a été fortement critiquée par le membre tunisien du Comité, Yadh Ben Achour, grand défenseur de la laïcité. Il rappelle que toutes les interprétations de la religion « ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte », ainsi que la laïcité.
Cependant, la plaignante savait pouvoir s’attendre à un bon accueil du Comité. En effet, il s’était par le passé montré particulièrement ouvert aux revendications religieuses. Dans une affaire concernant un homme de religion sikhe, le Comité avait considéré que la France avait violé sa liberté religieuse en appliquant la règle selon laquelle les photos d’identité doivent être faites tête nue. À cause de son refus d’enlever son turban, le plaignant n’avait pu renouveler son permis de résidence. Le choix du Comité était stratégique, d’autant plus qu’au contraire de l’organe onusien, la Cour européenne des droits de l’homme avait refusé de condamner la France sur le sujet de l’interdiction du voile intégral1 – et à une large majorité.
Offensives contre la laïcité
Le Conseil des droits de l’homme peut adopter des résolutions sur toute question relative aux droits humains. Bien que ces textes ne soient pas formellement obligatoires, ils ont une forte valeur politique.
Pour cette raison, il a fait l’objet d’une offensive des États de l’Organisation de la Conférence islamique, menés par le Pakistan, pour faire accepter le concept de « diffamation des religions » – et en particulier de l’islam –, réintroduisant ainsi le délit de blasphème. Après de nombreux rebondissements, cette tentative a finalement tourné court, mais elle en dit long sur l’ambiance et les enjeux en cause.
Dans ce contexte, la rapporteuse spéciale sur la liberté de religion de l’époque a rendu en 2005 un rapport sur la France, très critique sur les développements de la laïcité. Et en particulier sur la loi de 2004 interdisant les signes religieux ostensibles à l’école. Selon elle, cette loi porterait atteinte à la liberté religieuse des élèves musulmanes et serait discriminatoire.
Plus récemment, la réaction de plusieurs rapporteurs spéciaux à la loi québécoise sur la laïcité de l’État montre la permanence de cette hostilité à la laïcité au sein de l’ONU. Dans une lettre adressée au gouvernement canadien – lui-même opposé à la loi –, les experts onusiens prétendent que la loi québécoise sur la laïcité pourrait violer la liberté de religion et le principe de non-discrimination. Ils s’en prennent notamment à l’interdiction faite aux fonctionnaires en position d’autorité de porter des symboles religieux dans l’exercice de leurs fonctions, et à l’obligation des employés de certains organismes de s’acquitter de leurs fonctions avec le visage découvert. Sont donc visées des caractéristiques essentielles de la laïcité : la neutralité religieuse et l’impartialité des autorités publiques.
Lueurs d’espoir
Heureusement, des défenseurs de la laïcité existent à l’ONU et ne manquent pas de faire entendre leur voix. Outre le juriste Yadh Ben Achour, qui a fait entendre son avis dissident au sujet du voile intégral, la rapporteuse spéciale sur les droits culturels, Karima Bennoune, défend énergiquement l’universalité des droits de l’homme contre les tentatives de les diluer au nom de l’appartenance à une communauté. Dans son rapport « Universalité, diversité culturelle et droits culturels », elle livre une éloquente apologie de ce principe fondamental, et appelle les États à « réaffirmer l’importance de la laïcité ainsi que de la séparation de la religion et de l’État, de même que l’importance d’espaces laïques pour la pleine application de la liberté de religion ou de conviction et de tous les autres droits de l’homme ». La promotion d’un point de vue laïque au sein des Nations unies reste donc d’une importance cruciale.
1 Arrêt S.A.S c. France, 1er juillet 2014.