Le 25 février 2019, la Communauté germanophone adoptait un processus de participation citoyenne permanent, assez inédit dans son fonctionnement. Quels sont les atouts d’un processus participatif étroitement lié aux pouvoirs législatif et exécutif ? Les réponses de Christoph Niessen, politologue à l’Université de Namur et à l’Université catholique de Louvain, coauteur d’une étude sur le sujet1.
L’initiative de participation citoyenne lancée par la Communauté germanophone fait écho à un concept qui n’est pas tout à fait neuf. Néanmoins, ce projet-ci revêt une forme inédite. Pour quelle raison ?
Pour trois raisons essentiellement. La première, c’est la permanence du processus. La deuxième, c’est le lien quasi institutionnel aux travaux d’un Parlement. La troisième, c’est sa conception qui combine un conseil citoyen permanent qui détermine les sujets à traiter, avec des assemblées citoyennes ponctuelles qui formulent les mesures à prendre par rapport aux sujets traités. Le fait que le modèle soit lié de manière quasi institutionnelle aux travaux d’un parlement d’une entité fédérée, donc à un niveau législatif, puisque la Communauté germanophone peut adopter des décrets qui ont force de loi, lui donne quand même une marge de manœuvre considérable en matière de gestion politique.
Ce modèle de délibération citoyenne a été lancé voici un an. Quel est le premier bilan que l’on peut en tirer ?
Le premier Conseil citoyen a eu lieu en automne dernier, et le sujet choisi bien avant la crise du coronavirus fut celui des soins de santé… et plus précisément la question de savoir comment améliorer à la fois les conditions des patients et du personnel engagé dans le secteur des soins de santé. Une première Assemblée citoyenne a alors été organisée sur ce sujet début mars, mais ses travaux ont été interrompus à cause de la crise sanitaire. Ils reprendront probablement après l’été. Il y a aussi eu, au-delà de ce parcours politique, une couverture assez importante aux niveaux régional, national et international.
Un avis favorable se dégage-t-il donc de cette initiative ?
Globalement, oui. Il existe évidemment toujours des débats autour de tels dispositifs, avec certaines personnes qui remettent par exemple en cause le principe du tirage au sort. On pense parfois qu’il s’agit d’une loterie ou de hasard, mais l’idée du tirage au sort en politique remonte en fait à la démocratie athénienne. L’idée consistait alors à octroyer, à côté du droit de vote de chaque citoyen pour certaines fonctions, la même chance à chaque citoyen de contribuer à d’autres fonctions. Cela a été repris dans certaines républiques italiennes médiévales, puis oublié après les révolutions politiques modernes pour laisser place au processus électoral qui est devenu notre représentation primordiale de la démocratie.
Pourquoi revenir au tirage au sort ?
Pour différentes raisons. D’un côté, on voit que représentants et représentés se ressemblent de moins en moins, et qu’il existe donc un certain décalage démographique et social entre ces deux catégories. La première idée consiste donc à proposer une représentation plus descriptive de la société pour que ceux qui prennent les décisions comprennent des personnes issues de différents échelons de la société, que ce soit en matière d’âge, de genre, d’éducation, qui sont des experts de leur quotidien.
Le deuxième élément consiste à donner à chaque personne la même chance de participer à la gestion des affaires publiques. Le tirage au sort constitue donc un moyen parmi d’autres pour, d’un côté, réduire la distance qu’il y a entre citoyens et politiciens et, d’autre part, de donner un accès plus égalitaire au pouvoir. Si certains aimeraient remplacer les élections par le tirage au sort, la grande majorité des académiques et penseurs l’entrevoient plutôt comme un complément que comme un remplacement.
Plus généralement, quels sont les obstacles rencontrés dans un processus participatif ?
Le premier obstacle que l’on rencontre toujours avec des processus de participation, c’est la disposition des personnes à participer, avec un taux de refus assez important puisqu’en moyenne, seules 3 % des personnes qui sont tirées au sort acceptent. D’autres difficultés ne se sont pas encore présentées parce que le processus est toujours en phase de lancement. Ensuite, il faudra observer comment les recommandations seront repris par le Parlement et par le gouvernement germanophone. D’habitude, les recommandations issues des processus citoyens sont formulées de manière très consensuelle et sont adoptées dans une large mesure. Il faudra aussi observer comment le retour se fera vers l’ensemble des citoyens pour leur montrer comment on est arrivé aux recommandations formulées. C’est aussi une question de démocratie, évidemment.
La taille de la Communauté germanophone est relativement restreinte. Ce type de projet est-il applicable efficacement pour des entités plus importantes ?
Je pense qu’il y a à la fois des avantages et des inconvénients à l’élargir à de plus grandes entités. Le premier écueil à prévoir, c’est la probabilité d’être tiré au sort. J’ai calculé qu’en Communauté germanophone, avec un taux d’acceptation de 10 %, chaque citoyen a un peu plus d’une chance sur deux d’être tiré au sort une fois dans sa vie, ce qui est considérable. Avec de plus grandes entités, la probabilité est plus petite mais si un modèle devait se généraliser, rien n’empêcherait d’envisager des assemblées citoyennes qui se tiennent en parallèle sur différents sujets. L’autre point d’attention concerne l’impact macropolitique : le nombre de citoyens tenus informés doit rester important et les dispositifs doivent être transparents. En revanche, l’avantage d’élargir à de plus grandes entités, c’est qu’il serait beaucoup plus facile de trouver différents profils de population que dans une société beaucoup plus petite.
L’éducation entre-t-elle en ligne de compte dans ce processus ?
Je ne sais pas si « éducation » est le bon mot, mais l’expérience peut-être. Beaucoup de citoyens refusent de participer parce qu’on ne leur a jamais donné beaucoup la parole, à part à quelques moments lors des élections. Mais si vous développez une véritable culture de la participation, comme en Suisse où les gens sont régulièrement incités à donner leur opinion, je pense que les gens vont adopter une toute autre posture vis-à-vis des affaires politiques. Je ne dis pas qu’elle sera moins critique, elle le sera peut-être tout autant, mais de manière beaucoup plus constructive. Car toute interaction en société est politique en quelque sorte et ces interactions méritent d’être exercés par ceux qui les vivent au quotidien.
Il faut des décideurs politiques qui soient convaincus de ce modèle. Ce n’est pas forcément un concept majoritairement partagé.
D’un côté, on pourrait croire que l’on perd un peu de pouvoir en tant que décideur en demandant l’avis d’autres personnes. Mais comme les décisions publiques sont aujourd’hui de plus en plus compliquées à adopter, cela peut aussi constituer une sacrée aide à la décision publique si celle-ci se base sur la consultation. À condition, évidemment, que le processus soit bien mené et que la décision adoptée soit justifiée. Une décision prise à la fin d’un processus participatif qui s’est bien déroulé, est normalement beaucoup plus facile à assumer pour un décideur que de prendre une décision politique tout seul.
N’y a-t-il pas un risque que les personnes les plus charismatiques et radicales prennent le dessus ?
Il y a deux réponses à cela. D’un côté, le tirage au sort aboutit rarement, pour ne pas dire jamais, à 25 ou 100 personnes qui sont toutes radicales : c’est un premier garde-fou. Le deuxième, c’est la délibération qui force, même les plus têtus, à écouter les autres, à argumenter et à nuancer leurs positions.
Lorsqu’on regarde les panels de citoyens tirés au sort, il est assez intéressant de voir comment, au début, beaucoup de gens arrivent avec leur sac à dos, bien légitime, de tous les problèmes qui les énervent au quotidien. La première réunion est donc généralement assez compliquée parce que tout le monde essaye de faire valoir son point de vue. Mais au fil des différentes réunions, les gens apprennent à s’écouter. A la fin, il est assez impressionnant de voir que l’on arrive à s’entendre sur des sujets complexes.
Ce processus participatif pourrait-il venir à la rescousse de la fragilisation croissante de nos démocraties ?
Ces dispositifs ont le potentiel d’attaquer la fatigue démocratique à deux égards. D’abord, en réduisant la distance entre représentés et représentants en donnant aux premiers davantage la possibilité de participer aux affaires publiques. Ensuite, cela pourrait contribuer à une dépolarisation de la société puisqu’il ne s’agit plus de trancher entre du noir et du blanc mais, au travers du processus, de prendre connaissance de l’ensemble des différentes facettes d’un problème et d’échanger pour trouver ensemble la meilleure solution pour la société. Cela pourrait favoriser une meilleure cohésion sociétale, tout en mettant en exergue, au vu de tous, la complexité de la politique. Mais pour que ces deux potentiels soient pleinement réalisés, il ne suffit pas que de tels processus soient installés de manière ponctuelle. Il faut au contraire qu’on les introduise de manière permanente et de manière systématique à différents échelons pour faire valoir une culture délibérative non seulement dans les décisions publiques mais aussi dans l’ensemble des échanges qui s’effectuent en société.
1 Christoph Niessen et Min Reuchamps, « Le dialogue citoyen permanent en Communauté germanophone », Courrier du CRISP no 2426, 2019.