La société civile que le CRISP1 définit comme l’« auto-organisation des citoyens en dehors de l’État, du monde politique et du monde économique » est un concept qui a beaucoup évolué. Il importe dès lors d’apporter un éclairage historique pour voir quels sont les enjeux de la question actuellement débattue : une implication plus marquée au sein du monde politique est-elle opportune ?
La société civile, en sa conception moderne, est tantôt vue comme servant la politique tantôt vue comme la desservant. On peut à cet égard faire contraster les vues de Hegel et de Rousseau2. Comme l’a bien vu Hegel, dans une société moderne, entre l’individu et l’État, il y a la famille et la société civile (bürgerliche Gesellschaft). Ces deux institutions intermédiaires influencent les choix du citoyen et sont comme des « médiations » qui permettent à l’individu de se départiculariser pour s’exercer à une vision du bien commun. La société civile est alors le moyen terme qui permet à l’individu de se projeter dans l’État et l’État en écoutant celle-ci – en écoutant les « grands intérêts » de la nation – peut faire droit aux différents États dans lesquels s’inscrivent les individus. Les corporations auxquelles appartiennent ces derniers sont ainsi ce qui permet leur incorporation au tout étatique. Il n’y a de corps politique que parce que les citoyens se reconnaissent membres d’institutions civiles. Pour Rousseau, tout autre est la vision du monde politique. Il faut un exercice transparent de la démocratie ; tout ce qui s’interpose entre les individus et le monarque incarnant la « volonté générale » est perçu comme un obstacle. Pour Rousseau, les individus qui se rassemblent forment des factions poursuivant des intérêts partisans qui les coupent d’une vision globale.
Citoyens sous influence
En tout cas, ce que nous apprennent ces philosophes, c’est que, bon an mal an, la société influence le citoyen que nous sommes. Faut-il dès lors écouter la voix du citoyen indépendamment de la société à laquelle il adhère ou à travers celle-ci ? La tension entre les deux philosophes n’est toutefois pas absolue, car, pour l’un comme pour l’autre, il faut que l’individu se reconnaisse dans le tout. Il faut concilier les valeurs de l’individu et celles du bien commun. Il faut que les individus fassent société.Cette exigence à la base du « contrat social » rousseauiste montre que le politique ne peut être une structure vide, il faut que l’individu puisse s’identifier au(x) représentant(s) du bien commun. On le voit, la réussite de la démocratie ressortit à une exigence. La démocratie qui est souvent sacralisée est en fait un régime fragile qui peut tout aussi bien conduire au bien commun, à la conciliation de l’individu et du tout, qu’à la domination d’une majorité toute-puissante au détriment d’une minorité, ce que Tocqueville visait en la taxant de « tyrannie de la majorité »3. Afin de mettre en évidence la dérive possible d’un régime où le peuple exerce le pouvoir, Aristote distinguait la république de la démocratie. Dans la première, l’on vise le bien de tous, dans la seconde, tout un chacun cherche son propre intérêt à travers l’exercice d’un pouvoir partagé. En l’absence d’une volonté générale, d’un intérêt pour la chose publique, il semble que la démocratie devienne une sorte de miroir aux alouettes où dominent tantôt la tyrannie de la majorité, tantôt la démagogie des élus, le conformisme social et la force des lobbies économiques.
Relier la sauce
D’aucuns considèrent que l’on se trouve dans ce cas de figure. La conséquence en est qu’ils ne se reconnaissent plus dans les représentants élus démocratiquement. L’émergence des mouvements citoyens – qu’il s’agisse des Indignés, des Gilets jaunes ou encore des marches pour le climat – montre bien qu’une partie significative du peuple ne trouve plus le moyen de s’exprimer à travers ses représentants traditionnels. Faut-il dès lors faire appel à la société civile afin que l’individu puisse se sentir impliqué dans les projets politiques ? La société civile pourrait alors faire office de moyen terme entre l’individu et le monde politique. La formule est tentante et a été évoquée plus d’une fois par les pouvoirs politiques de différents pays d’Europe ces derniers temps.
La société civile présente une sorte de spontanéité dans l’organisation, là où le monde politique, à grande échelle, est une structure formelle dans laquelle le citoyen s’éprouve de plus en plus étranger, symptôme que dénote l’abstentionnisme électoral, lequel même en Belgique, où le vote est pourtant obligatoire, est de plus en plus important.
Un souffle de sociocratie
L’implication de la société civile pourrait se faire à différents niveaux. Envisagée comme inspiration, la société civile permettrait d’insuffler quelques principes de la sociocratie dans la démocratie. L’idée de la sociocratie est que personne ne se sente exclu d’une décision. Dans la décision par consentement, on doit amender une décision jusqu’à ce que tout le monde puisse l’accepter. Selon un autre principe de la sociocratie, l’élection sans candidats pourrait par ailleurs permettre de décider de candidats sur la base d’un jugement objectif et nous prémunirait de la démagogie des campagnes électorales. Ces principes de la sociocratie, qui ont fait leurs preuves dans la gouvernance d’écoles, d’entreprises et d’associations diverses, pourraient être transposés dans le cadre de l’organisation de la politique. La société civile serait alors un modèle d’inspiration pour la démocratie. Il reste que ce qui peut fonctionner à l’échelle d’une association risque de se révéler trop coûteux en matière de procédure à l’échelle d’une nation.
C’est pourquoi, plutôt que de s’inspirer des logiques animant la société civile, d’autres pensent qu’il faut plutôt y voir une ressource permettant de renouveler le vivier politique. Pour pallier le problème de la reconduction des mandats au sein d’une logique de parti, l’on pourrait ouvrir le monde politique à des membres issus de la société civile. Cela s’est d’ailleurs déjà fait avec des fortunes diverses – pensons à Nicolas Hulot, à Luc Ferry ou même à Donald Trump.
L’implication de la société civile dans la politique peut toutefois se jouer à un autre niveau. Elle peut avoir un rôle consultatif. Cela se fait déjà à l’occasion quand on écoute les représentants de la société civile par rapport à des enjeux qui les concernent. Mais on pourrait généraliser la pratique.
Les conditions de la médiation
S’il faut alors tenir compte du fait que la société civile peut jouer un rôle de médiation (laboratoire de pratiques, ressource humaine, organe de concertation, etc.), il ne faut pas pour autant négliger ce que Rousseau nous dit de la société, à savoir qu’elle n’est pas nécessairement vectrice de valeurs positives. Les sectes, les groupuscules d’extrême droite, les mafias sont des sociétés. Il faut alors établir des critères à relever si l’on veut élever une organisation issue de la société civile au rang de médiation possible de la sphère politique. Le nombre, la nature et la diversité des intérêts partagés par ses membres ainsi que la transparence des relations qu’elle entretient avec le reste des groupes structurant le social – ces critères qui chez Dewey définissent le degré démocratique4 d’une société – sont-ils suffisants pour nous orienter dans la pratique ? Comment et par qui se laisseront-ils évaluer ? Enfin, en imaginant que la question des organisations admissibles à la médiation politique soit réglée, comment organiser la représentation des associations de la société civile ? Ne risque-t-on pas de privilégier certains groupes au détriment des autres ? En bref, si la question du « pourquoi » faire participer la société civile au monde politique nous semble en grande partie clarifiée, la question du « comment » est pour sa part loin d’être réglée.
1 Centre de recherche et d’information socio-politiques.
2 Voir Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821), Paris, PUF, 2001, et Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762), Paris, GF, 2011.
3 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF, 1981, vol. 1 (1835), pp. 348-351.
4 John Dewey, Démocratie et éducation (1916), Paris, Armand Colin, 2018, pp. 163-170.