Espace de libertés | Juin 2020 (n° 490)

Septante-cinq bougies pour les Nations unies : un regard belge


International

Le 26 juin 1945 était approuvée la Charte des Nations unies, dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale. Septante-cinq ans après, l’organisation onusienne est régulièrement critiquée, voire bafouée par certains États. À tort ou à raison ! Bénédicte Frankinet, ambassadrice honoraire, ancienne représentante de la Belgique auprès des Nations unies, a passé de nombreuses années dans les rouages de cette institution internationale de premier plan. Elle nous livre son regard sur son évolution.


L’idéalisme lié à la naissance des Nations unies est-il toujours ancré dans la réalité d’aujourd’hui ?

À l’instar de la Société des Nations, les Nations unies ont été inventées à la fin d’un conflit mondial dramatique. L’idée de réinventer le monde sur de nouvelles bases, avec de nouvelles règles, constituait une idée très forte au moment de la création des Nations unies. Mais cela ne va pas durer très longtemps puisque l’on va rapidement entrer dans la période de la guerre froide, et jusqu’à aujourd’hui, même les pays qui s’affirment comme de grands partisans du multilatéralisme prennent, parfois, quelques libertés avec leurs engagements.

D’une part, la Charte elle-même est un instrument qui a septante-cinq ans et qui n’est pas toujours adapté aux nécessités d’aujourd’hui. D’autre part, effectivement, l’engagement multilatéral de certains pays, en particulier de grands pays, n’a pas toujours résisté à l’épreuve du temps, avec un principe de souveraineté qui a parfois repris le dessus. Je pense aussi que les États membres qui s’affirment partisans du multilatéralisme ne prennent pas toujours assez soin de l’organisation, et qu’ils ne font pas toujours ce qui est nécessaire pour traduire concrètement, dans leur propre politique nationale ou internationale, les engagements adoptés.

Il y a quelques années, vous plaidiez notamment pour une modification du droit de veto. Vous affirmiez lors de l’une de vos interventions devant le Conseil de sécurité : « Le recours au veto pour bloquer l’adoption de résolutions sur la situation en Syrie est une regrettable illustration des ratés du système, un manquement du Conseil à ses responsabilités les plus fondamentales. » Qu’avez-vous voulu dire ?

La position officielle de la Belgique, c’est que le droit de veto devrait être, en tout cas dans un premier temps, limité dans son utilisation. Quand la Belgique a négocié la Charte, elle était déjà très préoccupée par l’idée que certains grands pays allaient pouvoir imposer leur veto à la majorité des États membres, ou en tout cas, s’opposer à l’adoption de certaines résolutions du Conseil de sécurité. Il avait été dit à l’époque que cet usage serait exceptionnel. L’on a perdu l’idée que le Conseil de sécurité doit travailler à des solutions communes en vue du bien commun.

The United Nations Security Council votes at a meeting on threats to international peace and security September 21, 2017 at the United States Mission in New York. (Photo by DON EMMERT / AFP)

L’abus de droit de veto pour protéger les intérêts nationaux a fait perdre au Conseil de sécurité son aura et son efficacité, et d’une certaine façon, sa légitimité. © Don Emmert/AFP


On constate que, effectivement, les États qui sont membres permanents du Conseil de sécurité – certains d’entre eux plus souvent que d’autres, d’ailleurs – utilisent ce droit de veto uniquement pour protéger leurs intérêts nationaux. Cela a fait perdre au Conseil son aura et son efficacité, et d’une certaine façon, sa légitimité.

Est-ce récupérable ? Peut-on modifier cette règle, ou est-ce illusoire ?

La discussion sur la réforme du Conseil de sécurité, au sens large, dure depuis plusieurs décennies. Le fait qu’il y ait ce petit nombre d’États qui ont le statut de membres permanents inquiète beaucoup d’autres États, disons, de capacité similaire ou qui se voient potentiellement obtenir ce type de présence sur la scène internationale. La première chose à faire serait sans doute de travailler à la limitation de l’usage du droit de veto. La Belgique a appuyé l’idée que lorsque l’on est face à des situations de génocides ou de crimes contre l’humanité, on devrait pouvoir faire abstraction du droit de veto et adopter les résolutions du Conseil de sécurité sans difficulté.

Vous étiez l’envoyée spéciale pour la candidature de la Belgique au sein des membres non permanents du Conseil de sécurité. Le slogan de la Belgique était alors : « Bâtir le consensus, agir pour la paix ». Est-ce que notre sens du compromis, qui est une plus-value finalement en matière de multilatéralisme, pourrait jouer un rôle intéressant dans le cas de ces échanges multilatéraux ?

Le multilatéralisme, c’est l’exercice du compromis en permanence, sauf quand on vote. Mais à part le Conseil de sécurité, on vote relativement rarement aux Nations unies. Donc toute l’idée est de renforcer la légitimité des décisions prises par l’organisation en s’assurant que tous les États membres sont à bord, ou en tout cas, une très grande majorité.

Et pour cela, il faut effectivement négocier des compromis, rapprocher les points de vue, il y a quand même 183 États membres, dont les idées sont souvent très différentes. Donc oui, rien que pour faire fonctionner l’organisation, la pratique de la négociation en vue de l’obtention d’un dénominateur commun des États est vraiment très importante. Je crois que la Belgique a une vieille tradition, déjà en interne, qui lui sert tout à fait lorsqu’elle siège, non seulement au Conseil de sécurité, ce qui arrive tous les dix ou douze ans, mais aussi dans les autres organes des Nations unies.

Lorsque le président Macron vilipende l’OTAN, institution internationale également créée depuis un certain nombre de décennies, cela pèse-t-il sur son avenir ?

Je pense que les organisations multilatérales à beaucoup de niveaux, donc pas seulement les Nations unies, mais aussi les organisations régionales, sous-régionales, ainsi que les organisations très spécialisées, ont un avenir, à condition que de temps en temps on s’arrête pour se demander comment les faire fonctionner correctement.

Nous avons parfois un peu tendance à considérer qu’elles ont toujours fait partie du paysage et qu’elles vont rester là éternellement. Mais si elles doivent continuer à jouer le rôle pour lequel elles ont été créées, elles sont aussi tenues de faire l’objet d’une réflexion. Bien entendu, quand certains États membres donnent moins d’importance au rôle d’une organisation et déforcent le multilatéralisme, la question se pose davantage. Il importe de s’assurer d’une meilleure complémentarité dans certains cas entre les différents niveaux, global et régional, en assurant la communication entre les différentes régions, à condition, évidemment, que les grands principes de base, notamment en matière de droits de l’homme, de paix et de sécurité, soient respectés par ces différents étages.

Vu les urgences de l’actualité, nous avons évoqué le climat, mais il y en a d’autres. Pensez-vous que ce processus d’évolution, de changement puisse être effectif rapidement ?

Les réformes institutionnelles sont extrêmement compliquées. Bouleverser ces institutions semble parfois un travail de très longue haleine par rapport à ce que vous avez décrit correctement comme des urgences.

En revanche, je pense que certains aspects ne sont pas toujours très visibles, notamment le fait que les gouvernements, au travers de nouveaux réseaux, reprennent à leur compte certains des acquis ou certaines des suggestions ou conclusions provenant des Nations unies. Nous avons vu cela dans le domaine du développement, du droit des femmes, des droits de l’homme, du climat. Dans chaque pays, il existe différents niveaux d’actions possibles qui ne doivent pas nécessairement passer par le niveau gouvernemental pour être efficaces. L’on peut aussi compter sur la société civile ou des niveaux de pouvoir locaux. Aux États-Unis par exemple, concernant le climat, les grandes villes jouent un rôle qui s’inscrit tout à fait dans le cadre des conventions onusiennes sans s’occuper beaucoup de la politique fédérale. Ces nouveaux moyens d’action sont effectifs. C’est peut-être moins visible, et en matière de surveillance des engagements pris et de leurs mises en œuvre, c’est sans doute beaucoup plus compliqué, mais cela a le mérite d’exister et de fonctionner.

Peut-on qualifier cela de nouvelle forme de multilatéralisme ?

Il y a déjà beaucoup de formes de multilatéralisme. De temps en temps, je cite une organisation multilatérale que j’aime beaucoup, c’est l’Organisation de la vigne et du vin. Là, on ne parle que d’un thème, mais à plusieurs, dans l’espoir d’arriver à des solutions concrètes. Parfois, c’est plus facile quand l’on ne traite que d’un seul sujet.

Donc il y aura sans doute une évolution, mais le problème, c’est de savoir comment on s’y attaque sans essayer de traiter de tout à la fois. Est-ce que l’on passera justement par des réformes institutionnelles limitées, ou au contraire, par de grandes visions ? Est-ce que l’on aura, dans les prochaines années, des États qui aujourd’hui se déclarent unilatéralistes et souverainistes ? Est-ce qu’un changement politique dans ces pays changera tout à fait la donne ? Ou, est-ce que nous sommes partis pour une tendance sur le plus long terme ? Cela reste encore un peu compliqué à définir. Je crois que justement, il ne faut pas se limiter à une seule forme de multilatéralisme, il faut utiliser toutes les ressources de la coopération multilatérale à différents endroits. Parfois, elles sont très différentes tant dans leurs thèmes que dans leur mise en œuvre, mais cela doit rester un objectif.