Espace de libertés | Février 2020 (n° 486)

Les « promesses » de la médecine 4P


Dossier

Les apports de l’IA en santé ne se limitent pas à l’imagerie médicale. Ce qui se profile, c’est l’espoir d’une médecine dite « 4P » : prédictive, préventive, personnalisée et participative. Et si l’on y ajoutait un « S » et un « D » pour une médecine solidaire et désintéressée ?


Établir un diagnostic, proposer un traitement, concevoir un médicament… l’intelligence artificielle révolutionne depuis quelques années la médecine, singulièrement dans les domaines de l’imagerie médicale et de l’anatomopathologie. Un ordinateur est en effet aujourd’hui capable de détecter certaines pathologies avec au moins autant, voire plus, de fiabilité que les médecins et spécialistes. Les cas les plus marquants concernent le diagnostic de tumeurs cérébrales ou cutanées et la détection de la rétinopathie diabétique, une déficience visuelle grave touchant la moitié des diabétiques de type 2. Dans chacun de ces domaines, les performances de l’intelligence artificielle ont été comparées à celles de médecins : dans certains cas, l’intelligence artificielle était capable d’être plus rapide, plus précise et plus fiable que l’humain.

Avec l’avènement de l’Internet des objets dans le domaine de l’« hygiène de vie », nous arrivons tout doucement à la masse critique de données nécessaires pour faire avancer la recherche en médecine prédictive.

En avril 2018, pour la première fois au monde, une intelligence artificielle était autorisée à poser un diagnostic sans qu’un médecin intervienne. La FDA, l’Agence américaine du médicament, a en effet autorisé la mise sur le marché d’un logiciel capable de diagnostiquer, à partir d’une photo du fond d’œil du patient, la rétinopathie diabétique. Même si elles ne sont pas encore au point médicalement parlant, des applications pour smartphone basées sur ces technologies d’intelligence artificielle permettant un diagnostic à distance via l’appareil photo du téléphone existent déjà. Les possibilités qu’elles laissent entrevoir sont porteuses d’espoir : un diagnostic rapide, fiable et accessible à tous en tout point du globe.

Encore faut-il être attentif aux business plans qui régiront le développement de ces applications. Seront-elles développées à des fins de santé publique, réellement accessibles au plus grand nombre (riches comme pauvres, Européens comme Africains, universitaires comme ouvriers…) ? Ou, comme cela se profile déjà, seront-elles développées dans un but uniquement commercial, en faisant payer tant les « patients » (pour avoir accès à l’application) que les médecins (pour que leurs coordonnées soient proposées aux utilisateurs de l’application) ?

Prédire plutôt que prévenir

Aujourd’hui, la médecine est avant tout préventive. Mais la médecine prédictive, c’est-à-dire cette « partie de la médecine qui s’attache à rechercher les risques génétiques que présente un individu d’être victime au cours de son existence d’une maladie » selon le Larousse, arrive à grands pas. Pour se développer, la médecine prédictive a besoin de beaucoup de données et d’algorithmes. Dans une interview réalisée pour Microsoft, Lavinia Ionita, médecin convaincue de l’avenir de la médecine prédictive, résume cet enjeu : « Aujourd’hui, ce qui compte, ce sont les données. Et la question qui se pose, c’est : comment connecter de manière dynamique toutes les datas liées à un individu, de manière à lui construire une base de données personnelles, qui nous permettrait de disposer de toutes les informations relatives à son état de santé, dans un seul endroit ? Prenons un exemple assez courant : celui d’une mammographie lors de laquelle on trouve un kyste bénin. Dans ce cas, en général, le protocole est standard. Mais, si nous avions un cloud personnel, contenant des informations sur notre style de vie, nos projets, notre patrimoine génétique, nous pourrions le partager avec les médecins spécialistes, bénéficier d’un suivi personnalisé et affiner de plus en plus les recommandations. »1

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Avec l’avènement de l’Internet des objets dans le domaine de la santé, ou plus précisément de l’« hygiène de vie », nous arrivons tout doucement à la masse critique de données nécessaires pour faire avancer la recherche en médecine prédictive. Et ces données sont directement fournies par les utilisateurs : bracelets connectés qui mesurent notre activité physique, frigos intelligents qui analysent ce que nous mangeons, compteurs de calories, pèse-personnes qui ne suivent plus uniquement notre poids, mais également nos masses graisseuses ou musculaires, notre indice de masse corporelle ou encore le pourcentage d’eau contenu dans notre corps, etc.

Avec le développement parallèle de la génétique (et de sa démocratisation), du big data et de l’intelligence artificielle, la médecine prédictive n’est plus une utopie : elle est à portée de main. Moins de vingt ans après le séquençage du génome humain (qui aura nécessité près de quinze ans de recherches et un investissement de trois milliards de dollars, la société 23andMe (filiale médicale de Google) vous propose, sur base d’un échantillon de votre salive, d’analyser les données de votre génome. Pour 99 dollars, l’Ancestry Report vous dira tout de vos origines et de leur évolution à travers les siècles. Pour 100 dollars de plus (mais uniquement aux États-Unis), vous aurez une analyse plus précise : les Health Predisposition reports vous proposent plus de cent vingt rapports, aussi divers que vos prédispositions à contracter pas moins de treize maladies (dont le diabète de type 2, la maladie de Parkinson ou d’Alzheimer), à perdre vos cheveux ou à transmettre une quarantaine de maladies à vos enfants. En commandant un « kit » via leur site, vous acceptez automatiquement que vos données génétiques soient stockées dans leurs bases de données (c’est-à-dire celles de Google) pour une période de un à dix ans.

Quand un simple test de salive permet de prédire les chances de développer telle ou telle maladie dans un futur plus ou moins proche, c’est la solidarité et notre système de protection sociale qui sont en jeu.

L’idéal d’une solidarité désintéressée

Philippe Rollandin, auteur du Monde cannibale2, voit deux scénarios possibles : un scénario libéral-social et un scénario social-libéral. Dans le scénario libéral-social, « à l’américaine », le système est fondé sur une assurance individuelle dont le coût est réel parce que calculé sur des événements médicaux prévisibles. Chaque individu paie en fonction de ses propres risques, il cotise pour payer des frais prévisibles. Ce scénario pourrait exclure du système d’assurance-maladie les personnes socialement défavorisées. Dans le second scénario, le social-libéral, basé sur notre actuel système de protection sociale, le financement collectif de la santé est maintenu. Mais il va falloir l’adapter pour qu’un individu aux faibles prédispositions à contracter des maladies graves accepte de payer pour un autre « génomiquement déficient ». Il va falloir passer d’un système de solidarité « intéressée » (comme celui que nous connaissons actuellement : les maladies étant aléatoires, nous acceptons de cotiser parce que nous savons que nous pourrions bénéficier de cette solidarité) à un système de solidarité « désintéressée » (la protection maladie devient une dépense publique de l’État – comme l’éducation ou la défense –, le financement individuel de cette protection ne dépendant pas du dossier médical et du génome, mais bien du revenu de chacun).

Quel que soit le système vers lequel nous tendrons, prioritairement libéral ou prioritairement social, il va falloir rester attentif à ce que tout un pan de la société ne soit pas exclu des avancées en matière de santé.


1 Lavinia Ionita, « Grâce à la data, nous allons vers une médecine prédictive », mis en ligne sur https ://experiences.microsoft.fr, le 8 novembre 2018.

2 Philippe Rollandin, Le Monde cannibale. Le défi démographique de 2065, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 28.