La Constitution fédérale de la Confédération suisse commence par « au nom de dieu tout-puissant ». De manière générale, la libre pensée a encore du mal à se faire entendre en Suisse tant le poids des Églises est fort. Dans ce contexte, le canton de Genève a voté il a tout juste un an une loi sur la laïcité de l’État qui interdit notamment aux fonctionnaires et aux élus exécutifs tout signe d’appartenance religieuse. Retour sur les enjeux de cette loi.
L’histoire riche et mouvementée de Genève mentionnée dès La Guerre des Gaules de Jules César est doublement millénaire. Jalouse de ses franchises et de sa liberté, Genève s’est rattachée à la Confédération suisse en 1815 après la chute de l’empire français. En 1846, à la suite d’une révolution armée, Genève participe au Printemps des Peuples et entre dans la modernité sous l’impulsion d’un parti radical, révolutionnaire et très à gauche.
En 1544 déjà, l’humaniste théologien directeur du collège de Genève Sébastien Castellion défend la tolérance religieuse contre Jean Calvin. Il dessine ainsi la première ébauche du concept moderne de laïcité. C’est en 1907 qu’une alliance entre les catholiques et la gauche socialiste et radicale vote une loi supprimant le « budget des cultes » et instaure de facto la séparation des Églises et de l’État. Cette loi de Séparation sonne la fin de l’emprise de l’Église protestante sur la politique genevoise qui remontait à 1536, date à laquelle Genève s’est proclamée République indépendante. De 1544 à 2019, la laïcité a donc une longue histoire genevoise.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les cultes suisses récoltent le soutien financier de leurs fidèles par le biais d’un service mis à disposition par le canton. © Mattes René/Hemis.fr
Une nouvelle loi, pourquoi ?
On imagine la Suisse comme un havre de paix et de douceur. Or, la Suisse moderne est née en 1847 d’une guerre civile, la guerre du Sonderbund, qui a opposé une ligue de cantons catholiques sécessionnistes aux confédérés suisses qui sortiront vainqueurs. Ce conflit va nourrir la méfiance des radicaux genevois envers les catholiques fidèles à Rome. Plusieurs lois sont promulguées sous l’influence du radical Antoine Carteret, les congrégations religieuses sont dissoutes et interdites, les cultes et le port de vêtements religieux sont bannis de la voie publique. Alors que ces lois sont aujourd’hui caduques, un manque risquait de se faire sentir. L’adoption en 2012 d’une nouvelle Constitution cantonale évoquant explicitement la laïcité de Genève, le vide juridique déjà mentionné et les revendications des intégristes de tous ordres ont marqué que le moment était venu de légiférer. Deux projets de loi principaux ont été déposés, en novembre 2015, au Parlement genevois, l’un rédigé par le soussigné et par la députée Magali Orsini, l’autre par le Conseil d’État.
Un accouchement difficile
Pendant les deux ans de travaux de commission, les débats furent acharnés, mais toujours sérieux et empreints de la volonté de privilégier l’intérêt général. Force a été néanmoins de constater que la laïcité en vigueur depuis plus d’un siècle à Genève était encore mal comprise ou confondue avec le communautarisme anglo-saxon. Après plusieurs sessions plénières, un texte amélioré par les travaux de commission et légèrement amendé par le plénum a été finalement adopté en avril 2018 par le Grand Conseil, le Parlement genevois.
Les milieux d’extrême gauche genevois, infiltrés par les partisans de l’islam politique et par des membres de la confrérie des Frères musulmans, ennemis jurés de la laïcité, se sont alliés aux intégristes religieux chrétiens et musulmans pour lancer un référendum en vue d’annuler la loi. La campagne référendaire a été dure, mais un front laïque, républicain et dépassant les clivages partisans s’est constitué en association « La laïcité, ma liberté » afin de faire adopter la loi par le corps électoral. Avec peu de moyens, mais un engagement bénévole important, l’association a réussi à convaincre qu’une loi, même imparfaite valait mieux qu’un vide juridique dans lequel les communautaristes et les intégristes religieux se seraient engouffrés mettant en péril la concorde civile et la paix confessionnelle. En définitive, la loi a été confirmée par référendum populaire en février 2019. Mécontents de leur échec populaire, les milieux d’extrême gauche et leurs alliés intégristes ont déposé six recours en annulation auprès de la Cour de justice. La chambre constitutionnelle genevoise vient de rendre son verdict : elle a retenu un seul recours et balayé les cinq autres.
Une faveur contestable
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les cultes protestant, catholique et catholique chrétien (qui ne reconnaît pas l’autorité de Rome) récoltent le soutien financier de leurs fidèles par le biais d’un service mis à disposition par le canton. Ce dernier collecte les dons volontaires des fidèles en même temps que les impôts généraux et les rétrocède aux différents cultes après avoir prélevé la somme correspondant au coût de la collecte. Ce n’est toutefois pas un impôt, car seuls les fidèles versent un don et le font sur une base exclusivement volontaire. La nouvelle loi a ouvert aux autres cultes la possibilité de recourir à ce service, à la condition que ces derniers remplissent plusieurs critères dont la transparence de gestion et le respect des lois républicaines. Les défenseurs de la laïcité voulaient évidemment supprimer cette disposition qu’ils jugent obsolète et peu respectueuse du principe de séparation des Églises et de l’État. La pression exercée par le puissant lobby religieux genevois a finalement convaincu une majorité de députés de la conserver.
Satisfaction, déception et perspective
Une loi n’est jamais parfaite, celle-ci n’échappe pas à la règle. Les défenseurs de la laïcité se réjouiront notamment de l’article 3 qui instaure une totale neutralité religieuse de l’État, de ses agents, des magistrats du pouvoir judiciaire et des élues et élus des exécutifs ; de l’article 6 qui impose aux cultes de se tenir sur le domaine privé ; de l’article 7 qui peut interdire le port de signes religieux extérieurs sur la voie publique en cas de trouble ; de l’article 11 qui interdit toute forme de prosélytisme dans le cadre de l’enseignement scolaire. Ces mêmes défenseurs seront déçus en particulier par l’article 5 qui maintient la contribution religieuse volontaire et l’étend à l’ensemble des cultes qui en feraient la demande, et par l’annulation par la chambre constitutionnelle de l’alinéa 4 de l’article 3 qui interdisait aux parlementaires cantonaux ou communaux d’arborer tout signe ou vêtement convictionnel en séance. C’est sur le long terme que cette loi démontrera ou non son utilité. D’ores et déjà, l’association La laïcité, ma liberté a décidé d’agir comme un observatoire de la laïcité et d’intervenir auprès des autorités chaque fois qu’elle constatera ou qu’il lui sera rapporté une violation de la loi.