Espace de libertés | Février 2020 (n° 486)

Une dépilarisation toute relative


Libres ensemble

En Belgique, l’effet de la sécularisation en cours depuis la fin des années 1960 se fait sentir sur les grands piliers de la société. Mais si le nombre de croyants pratiquants diminue, le caractère idéologiquement marqué – catholique ou laïque – perdure dans de nombreux secteurs.


Un demi-siècle plus tard, les révoltes de Mai 68 apparaissent non seulement comme le plus important des mouvements sociaux de la seconde moitié du xxe siècle, mais également comme un moment charnière entre deux époques. L’année 1968 marque un (re)démarrage de la libération sexuelle, de la conquête de l’égalité par les femmes, de la critique de la société de consommation ou encore du mouvement pacifiste et de l’opposition à la guerre froide. Sur le plan de la sociologie religieuse, l’année est également décisive dans le monde catholique. Le 25 juillet, le pape Paul VI promulgue l’encyclique Humanae Vitae qui, contrairement aux attentes, réaffirme la position traditionnelle de l’Église d’une interdiction de la contraception artificielle. Ce moment marque une rupture entre l’Église et ses fidèles, à tout le moins sur le continent européen. Après 1968, les catholiques vont être de plus en plus nombreux à se détacher d’une Église dont ils sont dans l’impossibilité de suivre les injonctions.

Un professeur dispense des cours à des élèves de sixième du collège catholique Jean Bosco à Rambouillet le 20 décembre 2007. Le collège privé affichait complet, le public leur semblait "une usine à élèves": pour assurer à leurs enfants "une formation morale, spirituelle et scolaire exigeante", cinq couples ont choisi de créer leur propre collège à Rambouillet (Yvelines). AFP PHOTO PIERRE VERDY (Photo by PIERRE VERDY / AFP)

C’est dans le champ de l’enseignement que l’organisation pilarisée se montre encore de la façon la plus évidente. © Pierre Verdy/AFP

En Belgique également, la fin des années 1960 voit s’enclencher un phénomène de sécularisation qui n’a cessé de s’amplifier depuis. À cet égard, le deuxième rapport annuel de l’Église catholique en Belgique, paru en décembre 2019, confirme la persistance de la crise des vocations, qui réduit d’année en année le nombre de prêtres catholiques dans notre pays, et la baisse continue de la pratique religieuse : en 2018, une minorité des nouveau-nés ont été baptisés (38,1 %), seuls 15 % des couples se mariant ont opté également pour un mariage catholique, et moins de 3,6 % de la population s’est rendue régulièrement à la messe dominicale1. Il est intéressant de noter toutefois que, dans toutes les enquêtes, une majorité de personnes se déclarent toujours catholiques ou chrétiennes : ce christianisme identitaire résiste à l’érosion des pratiques religieuses, et il est de plus en plus fréquemment brandi comme un étendard par ceux qui redoutent une forme d’acculturation.

Un paradoxe de la sécularisation

Cette sécularisation de la société s’est accompagnée d’un autre phénomène, typiquement belge : la dépilarisation. Jusqu’alors, l’organisation de la société belge du xxe siècle avait été fortement marquée de l’empreinte de la pilarisation ; « du berceau jusqu’au tombeau », selon l’expression consacrée, l’individu évoluait dans un milieu social au caractère idéologiquement marqué, catholique ou laïque, ce deuxième pilier connaissant deux variantes, le pilier libéral ou le pilier socialiste. Écoles, mutualités, hôpitaux, mouvements de jeunesse, organisations féminines, universités et autres établissements d’enseignement supérieur, syndicats, etc. constituaient des piliers, chapeautés par les partis politiques. Dans les années 1960 et 1970, les partis se sont ouverts à la diversité des options philosophiques : les partis libéraux et socialistes ont accueilli des croyants parmi leurs militants et responsables, tandis que les partis sociaux-chrétiens s’émancipaient du lien avec l’Église et s’ouvraient à la diversité des convictions. Dans un processus miroir, les organisations constitutives des différents piliers ont parfois relâché leurs liens avec le parti politique qu’elles soutenaient autrefois. Ainsi, le Mouvement ouvrier chrétien francophone (MOC) a diversifié ses relais politiques dès le début des années 1970, et n’entretient plus aujourd’hui de lien privilégié avec le Centre démocrate humaniste (CdH), héritier de l’ancien parti social-chrétien (PSC). Sur le plan politique, le clivage socio-économique traditionnel entre la gauche et la droite a largement triomphé du clivage philosophique, tandis que les tensions linguistiques se muaient en un conflit communautaire durable qui allait plonger la Belgique dans un long processus de réformes institutionnelles qui n’est pas encore achevé.

« Du berceau jusqu’au tombeau » : jusqu’aux années 1960, l’individu évoluait dans un milieu social au caractère idéologiquement marqué.

Toutefois, l’émancipation d’un parti politique, plus ou moins totale, vis-à-vis du christianisme ou de la laïcité philosophique, et la rupture, plus ou moins brutale et profonde, du lien entre le parti et les organisations historiquement constitutives de son pilier n’ont pas signifié la fin de la pilarisation : l’ouvrage qui vient de sortir aux éditions du CRISP explore les résidus visibles de l’organisation pilarisée de la société. À côté de quelques associations qui ont changé de nom pour marquer leur émancipation par rapport à la religion qui avait constitué le creuset de leur fondation – PaxChristi devenu BePax, la JOC devenue les Jeunes organisés et combatifs, etc. –, les grosses organisations, au premier rang desquelles figurent les mutualités et les syndicats, ont conservé la référence au pilier d’origine.

Enseignement et santé au premier plan

Mais c’est bien évidemment dans le champ de l’enseignement que l’organisation pilarisée se montre encore de la façon la plus évidente. En ce qui concerne l’enseignement obligatoire, une majorité des élèves sont scolarisés dans des écoles du réseau libre confessionnel catholique. Tant en Communauté française qu’en Communauté flamande, ces écoles, sans jamais renoncer à des noms qui évoquent quasi toujours leur ancrage religieux catholique, ont toutefois fait évoluer leurs projets éducatif et pédagogique. Au-delà du nom de l’établissement, la référence au christianisme s’est faite plus discrète, le catholicisme étant le plus souvent proposé sous la forme d’une rencontre avec la figure du Christ ou à travers la mise en œuvre de valeurs qui ne sont pas forcément propres au christianisme. Quant à la participation aux rites religieux, elle est devenue optionnelle – quand elle est encore proposée aux élèves. La popularité des établissements catholiques s’explique aujourd’hui davantage par une bonne réputation, une image d’excellence ou de discipline, voire dans certains cas par des facteurs tels que la proximité géographique, que par l’adhésion du public qui les fréquente à la foi chrétienne. Néanmoins, la fusion des réseaux semble toujours très éloignée, et l’ouverture d’écoles confessionnelles islamiques pourrait bien venir pérenniser ce modèle plutôt que de le remettre en cause. Parmi les caractéristiques les plus volontiers retenues comme des avantages propres au réseau libre se trouvent désormais une plus grande autonomie et une flexibilité accrue pour développer de nouvelles initiatives. À certains égards, on est face à une opposition entre le secteur public et le secteur privé davantage qu’entre l’école laïque et l’école catholique.

Zoom sur la laïcité organisée

Plus largement, on constate que les organisations et institutions des différents piliers survivent au déclin des idéologies qui les ont vues naître. Mieux, la Belgique donne à voir un secteur où la pilarisation s’est renforcée : celui du réseau des organisations philosophiques non confessionnelles, habituellement qualifiées de « laïcité organisée ». L’adoption de la loi du 21 juin 2002, qui leur a ouvert l’accès à un financement public comparable à celui dont bénéficiaient les cultes, a reflété à la fois l’affaiblissement du pilier chrétien, qui a soutenu cette ouverture, et la volonté de ce dernier de pérenniser ainsi un système de financement public que la dépilarisation, précisément, risquait de remettre en cause.

Éthique et religion  : ces questions qui divisent

À côté du constat posé en ce qui concerne l’organisation de la société demeurée pilarisée, on observe également une survivance du clivage philosophique qui se manifeste dès lors que sont abordées des questions éthiques ou des matières religieuses. Il en est ainsi du débat sur la modification des conditions mises à l’interruption volontaire de grossesse : les positionnements politiques se reforment autour de lignes que l’on pensait dépassées, montrant notamment une proximité des représentants du CD&V et du CdH avec les options plus restrictives. À la mobilisation des organisations laïques en faveur d’une libéralisation accrue des dispositifs législatifs répond celle de groupes et de personnalités du monde catholique. La question du droit à l’euthanasie permet également d’observer non seulement ces positions clivées, mais également la persistance de la pilarisation dans le domaine des soins de santé, à travers le refus d’institutions hospitalières catholiques de permettre l’exercice de ce droit en leurs murs.

Si, cinquante ans après le tournant de 1968, la dépilarisation n’est pas achevée en Belgique, c’est sans doute également parce que la concurrence entre piliers a stimulé la croissance de la société civile organisée, qui demeure un acteur important du système belge consociatif. Les nombreux processus de consultation et de participation à la décision politique maintiennent également une représentativité clivée des organisations. Enfin, l’habitude de travailler avec certains partenaires plutôt que d’autres explique également la permanence de structures qui ressemblent aujourd’hui parfois plus à des réseaux qu’à des piliers.


1 Rapport annuel de l’Église catholique en Belgique, 2019, www.cathobel.be.