Espace de libertés | Février 2020 (n° 486)

De la vidéosurveillance aux villes intelligentes


Dossier

L’essor des caméras de vidéosurveillance dans l’espace public, couplées à des techniques d’IA, outre une atteinte radicale aux droits et aux libertés des individus, questionne également les politiques d’urbanisme en faveur des villes intelligentes et hyper-connectées.


Bruxelles, une fin d’après-midi automnale. Le rendez-vous est fixé au pied de la tour du Midi dans le cadre d’une balade sur la vidéosurveillance dans l’espace public organisée par la Ligue des droits humains. L’objectif : repérer le nombre (important !) de caméras placées au sein de la gare du Midi – dans les couloirs, derrière les guichets, sur les quais, etc. – et environs, de la place Bara à la place du Conseil à Anderlecht ; et étendre le débat sur la problématique.

À l’origine de l’initiative, Corentin Debailleul, maître de conférences et doctorant en géographie à l’ULB, dont les recherches ciblent l’influence des politiques de ville intelligente ou smart cities sur la production d’espaces urbains. « Nous pouvons légitimement poser la question de savoir si la mise en place de tels dispositifs émane d’un débat démocratique ou d’arguments de vente des entreprises du secteur », souligne Corentin Debailleul. Le développement des villes intelligentes doit également être pris en compte afin de comprendre le contexte actuel. Ce concept critiqué renvoie à l’idée d’une ville qui, en collaboration avec des institutions, privées ou publiques, viserait un développement dit « durable » par l’utilisation des technologies de l’information et de la communication ».

Rappelons-le, à l’origine, le concept de smart cities a été lancé par la firme américaine IBM. En Belgique, la première étape d’une ville intelligente passerait ainsi par la « vidéoprotection mutualisée » qui intègre tout le réseau de vidéosurveillance publique. Depuis une vingtaine d’années, les caméras de vidéosurveillance prolifèrent çà et là dans le paysage urbain, parfois augmentées de fonctions comme l’exploitation de données biométriques ou la reconnaissance faciale. Ce mouvement trouvant sa source dans l’évolution croissante du marché de la sécurité à l’échelle planétaire, notamment légitimée par les attentats terroristes, et dans une politique sécuritaire qui ne fait que répondre à et alimenter un sentiment d’insécurité, en lieu et place d’un traitement de fond des écueils sociaux. Avec parmi les effets délétères, un déplacement de certaines populations.

Un urbanisme sur la défense

« L’installation de caméras de surveillance s’inscrit non seulement dans des politiques de sécurité, de mobilité, de prévention mais aussi d’urbanisme », poursuit Corentin Debailleul. « Les théories de l’urbanisme défensif inspirent grandement les politiques publiques et sont mises en place à travers plusieurs pratiques. D’abord, en réduisant le nombre d’espaces cachés afin d’encourager le contrôle social et communautaire sur les espaces publics, et de diminuer les comportements criminels en agissant sur les opportunités. Deuxièmement, les objectifs de l’urbanisme défensif visent à réduire le nombre d’espaces détériorés visibles. Enfin, par la plus directe exclusion de la population indésirable des lieux réservés aux classes moyennes et hautes, ou censés attirer des activités fructueuses. »

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Prochaine étape de cette évolution, la dernière innovation technologique de l’industrie de la téléphonie mobile, la 5G, devrait être disponible en Belgique en 2020 ou en 2021, alerte Inter-Environnement Bruxelles1. Au-delà des enjeux pour la santé et l’environnement, cette « avancée » signe l’intrusion continue du numérique dans notre quotidien : « En couplant la 5G avec les nouvelles technologies de l’intelligence artificielle et de l’Internet des objets, l’industrie du numérique et des télécommunications ambitionne de nous faire basculer dans le monde de l’hyperconnectivité permanente. Ce basculement soulève des questions essentielles sur le modèle de société, celui des smart cities hyper-sécurisées, des habitations connectées et des voitures autonomes. » Et de pointer que « cette foi dans les technologies numériques comme remède aux maux de ce monde est du même ordre que celle qui animait les apôtres des OGM et du nucléaire ».

Automatisation du traitement des images

Où en est-on aujourd’hui ? L’intelligence artificielle appliquée à la vidéosurveillance permet de trier le flux d’informations collectées par les caméras et de détecter automatiquement des comportements suspects. Et les méthodes d’identification se révèlent de plus en plus pointues. Toutefois, « on est encore au début de ce que l’on peut faire dans le domaine de l’IA pour sécuriser les aéroports, les gares, les métros… Plus les cas d’usage vont se multiplier, plus la précision des algorithmes va progresser, et plus de nouveaux scénarios émergent », souligne Stéphane Coche, directeur Systèmes cognitifs chez IBM France2. « L’IA aide à piloter des systèmes de vidéosurveillance à grande échelle, ce que ne pourrait pas faire un agent qui doit regarder en permanence 50 ou 100 écrans. Quand un bagage suspect a été détecté, l’IA permet aussi de relier le bagage à une personne et d’évaluer si celui-ci est réellement abandonné. Sur la base de cette analyse, l’IA décidera s’il est nécessaire de déclencher une action rapide et de mettre en place un périmètre de sécurité.

La qualité de résolution des images à analyser facilite déjà la reconnaissance d’une personne ou d’un objet sur des distances de 10, 15 ou 100 mètres. Avec la miniaturisation et la baisse du coût des matériels, il est désormais possible d’installer des caméras un peu partout, y compris dans des endroits insoupçonnables, ou de les embarquer dans des drones. » Mais l’erreur reste possible, de même que les fausses alertes.

Du côté du Laboratoire d’intelligence artificielle de la VUB, des recherches parallèles sont menées : « Nous ne travaillons pas spécifiquement sur le traitement vidéo des images. Cependant, nous faisons des recherches révolutionnaires sur ce que l’on appelle le grounded language processing (traitement de fond du langage) », développe Johan Loeckx, professeur assistant et directeur de l’IA Lab. « C’est un domaine qui travaille sur la compréhension du langage dans un monde réel, c’est-à-dire un langage qui fait référence à des objets et à des concepts que nous pouvons percevoir. Par exemple, imaginez deux personnes assises face à face, avec une table entre les deux et un objet en arrière-plan. Une personne dira que l’objet est à gauche de la table, tandis que l’autre dira qu’il est à droite. Ces deux personnes s’accordent bien sûr sur l’état de la réalité. Mais l’on ne peut comprendre le langage sans aborder la réalité dans laquelle il est prononcé. C’est ce que nous étudions. »

Le lien avec la surveillance vidéo ? « Cette technologie – involontairement, bien entendu – permet aux applications futures d’interroger les séquences vidéo de manière beaucoup plus profonde et dynamique. C’est ce que l’on appelle, pour les images statiques, le Visual Question Answering. Il s’agit de données contenant des questions ouvertes sur les images, qui aident par exemple à restituer toutes les images où un homme et une femme marchent côte à côte. »

La protection de la vie privée

« Ce qu’il est important de retenir », embraye John Loeckx, « c’est que les visages ne sont pas le seul moyen d’identifier les personnes. Nous cédons souvent notre identité “délibérément” en permettant à une application de partager nos informations, notre emplacement, etc. Et via la biométrie, notre démarche ou notre façon de marcher nous identifie également, mais cela reste perçu comme moins intrusif. Beaucoup de gens disent qu’ils n’ont rien à cacher, mais c’est un argument très faible, car nous parlons d’un droit à la vie privée, que – je crois – nous devons protéger. Pour cette raison, l’un des effets les plus dangereux de la vidéosurveillance, à mon avis, est l’effet “panoptique” : le phénomène selon lequel les personnes qui se savent observées commenceront à se censurer. C’est également le cas avec les réseaux sociaux. Si vous savez que vous êtes surveillé, vous vous conformerez à des normes inconnues, ce qui, par conséquent, entravera votre liberté et votre autonomisation. » Le directeur de l’IA Lab constate que l’on parle souvent de la Chine « qui veut pouvoir retrouver quelqu’un à Pékin dans les trois secondes », mais que la menace est aussi réelle au Royaume-Uni et en Belgique, « où les lois de protection de la vie privée ont été assouplies après les attentats terroristes ».


1 Alexis Dabin, « Le monde de la 5G », mis en ligne sur www.ieb.be, le 19 novem­bre 2019.

2 « L’IA permet de piloter des systèmes de vidéosurveillance à grande échelle », rubrique « Les clés de demain », contenu proposé par IBM, mis en ligne sur www.lemonde.fr.