Six années de travail sur le sans-abrisme à Londres et plus récemment dans la capitale française furent nécessaires pour comprendre de façon empirique comment les personnes sans-abri survivent et gagnent leur vie. Les tactiques développées pour survivre dans la rue sont créatives et font preuve d’un sens aigu de l’adaptation.
Quand j’ai rencontré Daniel1 pour la première fois devant la gare de Shoreditch High Street à Londres, je ne me rendais pas compte à quel point la mendicité était épuisante. Il se déplaçait constamment, souvent dans le froid et sous la pluie. Il s’adressait à des passants au hasard tout au long de la journée. Au mieux, ces derniers l’ignoraient, au pire, ils l’agressaient verbalement ou physiquement. « Beaucoup de gens pensent que s’ils donnent, ça me maintient dans la rue, mais en réalité, ça rend la vie supportable. Ce n’est pas qu’une question d’argent… Ce que j’apprécie, c’est le respect. Le respect et la compréhension me font me sentir comme un être humain. » Daniel se battait pour survivre – à la recherche de ressources, comme l’argent et la nourriture, mais aussi à la recherche de respect. La mendicité est un moyen d’y parvenir.
Contrairement aux idées reçues, il s’agit également d’un dur labeur, à la fois physique et émotionnel. Il ne s’agit pas seulement d’une activité passive qui consiste à « faire passer le temps », mais d’une forme active d’engagement, souvent réfléchi en profondeur. En tant que sans-abri sans emploi de longue durée, c’était l’un des seuls moyens pour Daniel de subsister. Ce genre d’activité – et d’autres comme la recherche et la construction d’un abri – est une forme de travail. Or il s’agit d’un travail à prendre au sérieux, à la fois pour soutenir des gens comme Daniel sur un plan immédiat et personnel, et finalement pour adapter les politiques gouvernementales en conséquence.
Le sans-abrisme en hausse en Europe
Le sans-abrisme explose dans les pays européens occidentaux. Rien qu’au Royaume-Uni, le nombre de personnes dormant dans la rue a augmenté de près de 170 % depuis 2010. Au total, dans ce pays, une personne sur deux cents est sans-abri. De même, en France, selon les statistiques officielles du gouvernement, le nombre de sans-abri a augmenté de 50 % entre 2001 et 2011. À cela vient s’ajouter une précarisation de plus en plus accrue de la société française, particulièrement importante au sein des personnes migrantes, comme le révélait le dernier rapport du Secours catholique.
Une routine pour survivre
La plupart des personnes sans domicile ne souffrent pas passivement, mais elles essaient activement d’améliorer leur vie, comme le font Pascal et Carl. Pascal est un Congolais d’une vingtaine d’années. Je l’ai rencontré à Paris à l’été 2015. J’ai découvert qu’il avait une routine de travail quotidienne bien rodée afin de gagner de l’argent en mendiant. Le matin, il tentait d’attirer l’attention des passagers se rendant au travail qui arrivaient à la gare de l’Est. À l’heure du déjeuner, il se tenait devant une boulangerie spécifique, très fréquentée, dans le neuvième arrondissement, un quartier résidentiel plutôt aisé de la ville. L’après-midi, il attendait de nouveau à la gare de l’Est les trains qui transportaient les touristes allemands, qui parlent une langue qu’il pouvait facilement comprendre.
Mendier, se nourrir, se vêtir et rester en sécurité : des tâches éreintantes pour ceux qui vivent dans l’espace public. © Martin Bureau/AFP
Des discours rodés
Pascal avait développé des habitudes dans ces différents endroits pour approcher différents groupes – des employés déjeunant au même endroit plusieurs fois par semaine, des touristes approchés au hasard mais compatissants – avec des tactiques variées. Pour chaque groupe, Pascal avait aussi une façon spécifique de s’adresser à lui, un baratin touchant divers points selon qu’il avait besoin d’argent pour le train, d’acheter de la nourriture ou de se trouver une nuit dans un refuge. Il savait par expérience que les différents groupes sont plus enclins à donner quelque chose quand ils entendent un certain type de narration. Pascal était la norme plutôt que l’exception pour les sans-abri avec qui j’ai discuté dans les rues autour des gares de la ville. Pour lui et pour les autres, la mendicité n’était pas seulement une activité passive, mais un processus actif de travail, souvent un premier pas vers l’ordre et la routine.
À la recherche d’un abri
Les sans-abri ne dépendent pas aveuglément des services sociaux pour se loger, un processus qui peut prendre des mois, voire des années. Beaucoup d’entre eux doivent choisir ardemment des endroits, collectent du matériel et construisent symboliquement des abris pour eux-mêmes dans les villes où ils vivent.
Carl, un jeune Allemand que j’ai rencontré début 2015 à Paris en faisait partie. « On m’appelle l’homme du train, même si je n’y dors plus. Mais je l’ai trouvé », m’a-t-il expliqué avec fierté lorsque je lui ai posé des questions sur son refuge. Il m’a emmené voir le train dont il parlait, près de l’arrêt de métro Créteil dans le sud de Paris. Il s’agissait d’un vieux train interurbain qui attendait d’être transporté à l’endroit où il serait éventuellement recyclé. « Avant, c’était mon travail – trouver des choses –, et trouver ce train était simple. Je viens d’utiliser Google Maps, et un jour plus tard, j’ai commencé à dormir ici… J’ai juste arraché les vieux rideaux et je m’en suis servi comme couverture. Les compartiments sont impeccables, une petite maison. »
Les trains étaient faciles d’accès, à moins de 30 minutes de la gare du Nord, et ils étaient disponibles à des intervalles de temps stables, ce qui en faisait des refuges de mi-parcours parfaits pour des gens comme Carl. Beaucoup d’autres l’ont rejoint au train dans les mois qui ont suivi sa découverte.
La sécurité avant tout
Un autre groupe de personnes à qui j’ai parlé dormait dans un grand parking sous le quartier des banques. D’autres préféraient la sécurité d’un lieu public surveillé par la police, comme la zone située directement autour des gares. La plupart d’entre eux viennent avec du carton, des couvertures, des couettes ou des sacs en plastique pour ranger leur linge et autres ustensiles. Tous essayaient activement de s’installer dans la rue tout en étant sans-abri.
Daniel, Pascal et Carl ne sont que trois des nombreuses personnes que j’ai observées au cours de mes années de travail avec les gens dans la rue. Une quantité d’entre eux luttent pour survivre au sein de structures physiques et institutionnelles qui, dans bien des cas, tentent de les soutenir, mais qui, quelquefois, les maintiennent aussi dans la rue.
Comprendre les efforts que ces personnes déploient pour améliorer leur vie aidera les institutions telles que les organismes caritatifs pour sans-abri, les ONG et les agences gouvernementales à les soutenir en s’appuyant sur leurs propres efforts – plutôt que de leur imposer de nouvelles initiatives, parfois même étrangères.
1 Les noms ont été anonymisés pour préserver l’identité des personnes.