L’école n’est plus adaptée à nos enfants. Elle doit changer. Le Pacte pour un enseignement d’excellence imaginé lors de la précédente législature devrait bousculer les choses. Même si d’aucuns disent que son horizon 2029 est bien trop éloigné, d’autres arguent que c’est quand même déjà ça !
Jérôme Colin, journaliste et auteur, est devenu malgré lui le porte-parole des « blessés » de l’école après la sortie de son dernier roman, Le Champ de bataille. Il croise son regard sur l’enseignement avec celui de Thierry Drumm, philosophe et enseignant qui signe aux Presses universitaires de Liège un livre coup de poing, Tricher, fabrications d’intelligence collective à l’école.
Les prémisses de l’écriture du Champ de bataille, on les trouve dans la vie quotidienne de Jérôme Colin. Avec trois ados à la maison, il y a quatre ans, Jérôme Colin se questionne sur le rôle du père qu’il est ou plutôt sur le nouveau rôle qu’il doit endosser. Car à mesure que ses enfants grandissent, lui, perd sa place de « dieu vivant ». Son équilibre et celui de sa famille en seront chamboulés. Des coups symboliques sont donnés, les portes claquent. Il décrit alors la vie d’un personnage qui, pour survivre dans cette famille, qu’il aime profondément, va s’enfermer dans ses toilettes afin de réfléchir en toute sécurité. Dernier endroit qui n’est pas un « champ de bataille ».
« Je voulais raconter l’histoire d’un père de famille, son rapport avec son épouse et avec ses enfants », précise Jérôme Colin. « Ce roi est déchu, ses enfants ne le regardent plus. Devenus adolescents, ils ne veulent plus lui ressembler. J’aborde plusieurs violences dans le roman : la violence familiale, la violence-colère et puis la violence de la société dans laquelle on vit. C’étaient mes thèmes de prédilection. Et puis il y a eu, sur les quelque trois cents pages du roman, dix pages sur l’école qui ont créé une polémique assez folle. Je ne m’attendais pas à devenir le porte-parole des parents mécontents. J’ai dit un jour à la radio que j’étais un père déçu par l’école, et cela a cristallisé des choses incroyables. Ce que je n’avais pas compris en écrivant le livre, c’est la douleur et les conflits que l’école ramenait dans la famille. Sans doute disais-je tout haut ce que vivaient de nombreuses familles en silence. »
Gavage et restitution
Pour Jérôme Colin, l’école obligatoire entre 5 et 18 ans est une prise d’otage. Entre les trajets, les cours et les devoirs, les enfants n’ont plus le temps de vivre ni d’être reliés aux autres. « Ils vivent dans un monde tellement compétitif », ajoute-t-il. « Moi, à 40 ans, je ne suis pas sûr de grand-chose, si ce n’est que le bonheur ne peut venir que de notre capacité à être relié aux autres. Or l’école est toujours dans un principe de gavage/régurgitation, dans un apprentissage vertical. Il y en a un qui sait et vingt-cinq qui ignorent, un sur une estrade, les autres assis, taiseux dans la classe. Pour moi, c’est archaïque, je le dis dans le roman, les enfants d’aujourd’hui ont muté, la race humaine a muté, et l’école est restée dans les cavernes. »
© Pierre Verdy/AFP
Thierry Drumm ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « l’école fabrique des individus auto-entrepreneurs, compétents, évaluables et solitaires dont se nourrit notre néolibéralisme ». Dans son dernier ouvrage, le docteur en philosophie raconte comment il a été confronté concrètement aux problèmes de l’école. Son travail de réflexion se nourrit du pragmatisme de William James, philosophe et psychologue américain du XIXe siècle.
« On dit que l’école n’est plus adaptée à nos enfants », explique Thierry Drumm, « mais d’une certaine façon, l’école est plus adaptée que jamais puisqu’elle fabrique des individus à la pensée mentale et privée. C’est-à-dire une pensée, une connaissance que l’on va pouvoir restituer, sans avoir besoin d’un accès à un monde ou à d’autres que soi. De ce point de vue, elle fabrique et développe des capacités dont va se nourrir le néolibéralisme. C’est dévastateur aussi bien pour ceux qui y parviennent que pour ceux qui n’y parviennent pas. Elle nous mène au désastre. C’est pour cela que je me suis penché sur les pratiques de la triche, car précisément, les tricheurs résistent à cette pensée mentale et privée, ils développent des techniques qui leur permettent de savoir des choses sans recourir à ce que l’institution exige d’eux. Ils comptent les uns sur les autres, ils développent des formes de confiance collective. Et même dans les triches non collectives, comme le copion qui doit parfois emprunter des courants de “sympathies et d’habiletés”. On va raconter, on va partager ses trucs, cela va faire éclater l’isolement. »
Retrouver le chemin des savoirs
Résister, faire de la contrebande ou jouer le jeu, voilà la question. Pour Thierry Drumm, résister semble être la seule issue, c’est même une source de joie. La triche procure un grand plaisir. « Le problème », ajoute Jérôme Colin, « c’est qu’il y a un totalitarisme de l’école dans nos sociétés, on doit immanquablement passer par là, et pour ceux qui ne voient pas ce passage par l’école comme un passage obligé de nos vies, il n’existe aucune alternative. Même si l’école ne convient pas à tout le monde. Notre société n’a rien imaginé, rien prévu d’autre pour éduquer ou préparer nos enfants au monde. C’est un triste constat. »
Mieux, précise Thierry Drumm, l’école fait de nous des endettés, on « doit » quelque chose au dépositaire du savoir puisque l’école est une chance que bien d’autres contrées nous envient. « Et pourtant, le terme “apprendre” peut se comprendre dans les deux sens, on peut apprendre de quelqu’un et apprendre à quelqu’un », constate-t-il, « mais cela est brisé par l’école instituée puisque l’apprentissage ne se fait que dans un sens. C’est un système abêtissant pour tout le monde. »
Jerôme Colin renchérit et conclut : « L’enfant à qui l’on conseille de résister, de s’opposer à l’école va se cogner sur une institution qui n’est pas prête à être bousculée. Elle va le déclasser, le qualifier d’inadéquat. C’est vraiment dangereux de s’y opposer. Il va falloir pervertir l’école pour qu’elle cesse de contrer tous les mouvements anticapitalistes ! »
Si l’école œuvre encore à la préparation d’individus solitaires et individualistes, Thierry Drumm et Jérôme Colin l’affirment d’une seule voix : ce n’est pas comme cela que nous y arriverons. La réflexion sur l’école devra accompagner d’autres changements, nous devrons cesser de produire et de consommer à outrance. Ce faisant, nous devrons davantage collaborer et agir ensemble. L’école doit former ces nouveaux humains.