Pendant longtemps, les violences contre les femmes ont été minorées, banalisées, voire occultées par la société, comme si elles étaient jugées inhérentes à la « nature masculine ». Et lorsque les médias les abordaient, c’était le plus souvent en faisant montre de compréhension, voire d’indulgence, envers leurs auteurs. Ces affaires étaient généralement sous-couvertes, traitées sous forme de brèves et confinées dans la rubrique « faits divers ».
« Le directeur de l’Automobile club de France retrouvé mort défenestré », titrait Le Figaro, le 7 juin 20151. Pas un seul mot dans ce titre pour sa femme, pourtant retrouvée morte de coups de couteau dans l’appartement familial, selon la même source. Le corps de l’article poursuivait sur le même ton : muet pour l’épouse (comment s’appelait-elle, quel métier exerçait-elle ? On l’ignore) et prolixe pour le mari dont on décrivait les fonctions durant deux paragraphes entiers, en s’apitoyant sur son souvenir : « Les membres et le personnel de l’ACF ont exprimé leur peine devant “ce grand malheur” et salué la mémoire de Charles Lüthi “qui vient de décéder à son domicile dans des circonstances personnelles tragiques”. » La mémoire de ce dernier était saluée et celle de la victime, complètement passée sous silence !
L’effacement de la victime
Dans la couverture médiatique des féminicides et autres violences contre les femmes, l’effacement total de la victime au profit du meurtrier est une tendance récurrente. L’auteur des faits est souvent décrit en termes élogieux, comme « un bon père de famille », « un homme bien sous tous rapports », dont les antécédents judiciaires sont même parfois tus ou minimisés. « Plus on parle d’un notable, plus la presse se montre prudente et a tendance à dresser un portrait flatteur du meurtrier présumé, quitte à occulter totalement sa victime », écrivent Juliette Deborde, Gurvan Kristanadjaja et Johanna Luyssen dans Libération2. L’article du Figaro est particulièrement emblématique de la manière dont de nombreux médias, y compris ceux dits « de qualité », couvraient jusqu’à récemment – et continuent parfois à couvrir – les violences contre les femmes.
Toutefois, depuis l’éclatement de l’affaire Weinstein et le lancement du mouvement #MeToo, les mentalités ont évolué : des milliers de femmes, partout dans le monde, ont choisi de briser le silence à propos des agressions subies. Et ce qui était encore perçu il y a peu comme « acceptable » par certains ne l’est plus aujourd’hui, le récent exemple de l’affaire Matzneff l’illustre parfaitement.
Cette prise de conscience de la gravité des violences faites aux femmes progresse dans tous les milieux. Les grands médias qui, hier encore, ne prenaient guère au sérieux le harcèlement des femmes journalistes, tant à l’intérieur des rédactions que sur les réseaux sociaux3, sont désormais nombreux à avoir pris des mesures pour tenter d’endiguer le phénomène.
Un traitement asymétrique
Malgré des avancées indéniables, le déséquilibre dans la couverture médiatique persiste. Ce traitement asymétrique des violences conjugales est, en effet, le parfait reflet et la traduction des rapports de pouvoir institués entre hommes et femmes dans notre société. Pour couvrir le sujet de manière équilibrée, il est dès lors capital de « démasculiniser » la couverture médiatique, en rappelant la nature des violences contre les femmes. Il ne s’agit pas d’affaires intrafamiliales privées, ni de faits divers isolés, mais bien d’actes récurrents, systémiques, qui affectent la société dans son ensemble. Ils découlent de rapports de force historiquement inégaux entre hommes et femmes, qui ont instauré des relations de domination et des discriminations, comme le soulignait déjà en 1993 la Déclaration de l’ONU sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Il faut donc arrêter de minimiser ces violences, les sortir de la rubrique « faits divers » ou de la colonne des brèves où elles sont encore trop souvent cantonnées et les traiter comme de graves faits de société, en une des journaux et à des heures de grande écoute à la radio et à la télévision, en mettant en exergue leur caractère structurel. On veillera aussi au choix du vocabulaire, qui peut contribuer à entretenir les stéréotypes ou, au contraire, à les combattre. On évitera, par exemple, une phrase comme « elle avoue avoir été violée », qui induit l’idée que la survivante aurait une responsabilité dans son agression, en la remplaçant par une tournure plus neutre : « Elle déclare avoir été violée. »
L’amour ne tue pas
De même, on ne tue pas par amour, mais par jalousie ou par volonté de domination. Parler de « chagrin d’amour » quand il y a eu meurtre conjugal, c’est parer la réalité d’un voile romantique et induire un sentiment de compréhension pour son auteur. L’expression « crime passionnel » est à bannir et à remplacer par « crime possessionnel » ou « meurtre par le partenaire intime ». Un traitement médiatique adéquat, à la fois éthique et professionnel, des violences contre les femmes peut contribuer à l’évolution des mentalités et à une perception différente du phénomène, désormais considéré sans indulgence comme une grave atteinte aux droits humains.
Faut-il être une femme pour traiter les questions de violences envers les femmes ? Non, il ne faut bien sûr pas être une femme pour aborder ce sujet. Affirmer le contraire serait tomber dans le piège du genre et reviendrait à avaliser la thèse selon laquelle il y aurait des sujets réservés aux femmes ou aux hommes. La violence faite aux femmes est un grave problème de société qui nous concerne toutes et tous, et bénéficier de l’éclairage d’un journaliste homme peut être intéressant. Pour autant, toutefois, que cette parole ne se substitue pas à celle des femmes, et qu’elle soit considérée comme une contribution au débat parmi d’autres, et non comme la voix dominante qu’elle a été dans la plupart des sociétés à travers les siècles. Mais attention, être une femme n’offre pas la garantie automatique d’un regard émancipé et féministe sur le sujet. Certaines ont à ce point intériorisé la domination masculine qu’elles se conforment à ce que les hommes pensent ou attendent d’elles – parfois même sans en avoir conscience. A contrario, certains hommes ont réalisé un véritable travail réflexif qui leur permet de questionner, voire de déconstruire, leur masculinité et de proposer un discours pertinent sur les questions de genre. Il serait dès lors idéologique et réducteur d’accepter la parole des premières en rejetant celle des seconds.
De quel genre, le reporter ?
Par contre, quand il s’agit d’envoyer un reporter pour couvrir un sujet aussi sensible que les violences contre les femmes dans un pays en conflit, la question se pose en termes différents. Être une femme journaliste constitue un atout évident pour recueillir le témoignage des survivantes, qui auront tendance à confier plus facilement leur récit à une femme.
La journaliste syrienne Zaina Erhaim, lauréate en 2016 du prix de la liberté d’expression d’Index on Censorship, a expérimenté sur le terrain cet avantage d’être une femme : « Elles peuvent décrire les sujets derrière les sujets, témoigner de la vie réelle dans la guerre, accompagner des femmes dans leurs chambres, là où elles se sentent à l’aise pour exprimer leurs sentiments. »4 « Comme femme, il est beaucoup plus facile de faire ce travail », souligne, elle aussi, la juriste Anna Neistat, qui a fait partie de l’équipe d’enquête d’urgence de Human Rights Watch avant d’entrer à Amnesty International. « Couvrir des cas de violence sexuelle est pratiquement impossible pour un homme. »5
Ajoutons que, sous certaines latitudes, un homme journaliste ne pourra tout simplement pas approcher une femme sans lui faire subir l’opprobre sociétal et la mettre en danger.
1 « Le directeur de l’Automobile club de France retrouvé mort défenestré », mis en ligne sur www.lefigaro.fr, le 7 juin 2015.
2 Juliette Deborde, Gurvan Kristanadjaja et Johanna Luyssen, « 220 femmes tuées par leur conjoint, ignorées par la société », mis en ligne sur www.liberation.fr, le 29 juin 2017.
3 Comme en ont témoigné Myriam Leroy et Florence Hainaut lors d’une soirée organisée par l’Association des journalistes professionnels (AJP), le 14 novembre 2019, et au Press club de Bruxelles, le 25 du même mois.
4 Sophia Smith-Galer, « How are women journalists shaping war reporting today ? », mis en ligne sur www.indexoncensorship.org, le 7 octobre 2016.
5 Rosena Sammi, « Dr. Anna Neistat. One lawyer’s fight for human rights and social justice », mis en ligne sure http://www.alawyerslife.com/en 2015.