Espace de libertés | Mars 2020 (n° 487)

Libres ensemble

Professeure à l’Université Paris 7 et directrice du Centre d’enseignement de documentation et de recherches pour les études féministes (Cedref), la sociologue franco-iranienne Azadeh Kian décrypte les avancées du féminisme en Iran et au Moyen-Orient depuis les années 1990.


Quel regard portez-vous sur la quatrième vague de féminisme déferlant dans le monde ?

C’est très positif, dans la mesure où la parole de certaines femmes s’est libérée par rapport à des exactions de type sexuel. Après l’affaire Weinstein à Hollywood, en France, de nombreuses sportives se sont plaintes de leur entraîneur à la suite de viols, d’autres ont également dénoncé un réalisateur, un écrivain… Toutefois, pour le moment, le mouvement #MeToo reste répandu dans des cercles féminins qui ont acquis un certain statut. Et les femmes ordinaires et/ou d’origine modeste sont toujours harcelées. Elles n’osent pas porter plainte, par crainte de perdre leur emploi ou d’être punies, dans certains pays comme la Tunisie. Les choses évoluent lentement.

Cette poussée féministe va parfois de pair avec une régression des droits sociaux ?

Oui, car on ne fait rien pour donner plus de pouvoir aux femmes. Elles continuent à occuper des emplois précaires et à temps partiel, et en majorité à s’occuper des enfants et des tâches ménagères. En France, elles sont 64 % dans ce cas et l’écart de salaire reste de 20 % par rapport aux hommes, sans compter les bonus et autres privilèges. Et le projet de retraites avancé par Macron fragilise encore les femmes. Il remet par exemple en question la perception du salaire des défunts pour les veuves. Ou bien, alors que la pension était jusqu’ici calculée sur les six derniers mois de travail, elle le serait désormais sur vingt-cinq années de carrière en moyenne, ce qui ne tient plus compte du critère d’ancienneté et des revenus plus élevés en fin de parcours.

Depuis son essor dans les années 1990, comment a évolué le féminisme islamique, notamment relayé par des ONG ?

Jusqu’au début des années 2000, on avait un mouvement de femmes qui se réunissaient pour poursuivre leur combat : avoir de meilleurs salaires, une protection sociale, des droits… Et lors de la conférence de Pékin en 1995, les femmes arabes ont lancé un mot d’ordre international par le biais des ONG féministes liées à l’ONU. Les États arabes ont alors accepté de collaborer avec ces organisations et, depuis lors, la notion de genre a remplacé celle de féminisme. Mais les inégalités persistent. Et depuis une dizaine d’années, ces associations sont réprimées et leurs responsables emprisonnées, car elles ont pris part au Mouvement vert porté par les classes moyennes.

L’ »ONGisation » des mouvements de femmes arabes, qu’elle émane de l’Occident ou des pays concernés, va donc également à l’encontre de leur émancipation ?

Je suis contre cette « ONGisation » pour plusieurs raisons. L’action des ONG ne s’inscrit pas dans la continuité, et les thématiques traitées – comme « la violence faite aux femmes » ou « la santé des femmes » – le sont en fonction des subventions accordées pendant un an ou deux. Ce sont les organismes qui octroient des aides financières, par des appels à projets, qui décident des thématiques à développer. De plus, ces appels sont diffusés en anglais et, en Turquie par exemple, de petites ONG n’arrivent pas à y répondre ou à en comprendre le fonctionnement. Cas emblématique, la fondation Le Toit mauve a été créée dans les années 1990 à Istanbul par des féministes pour soutenir des femmes victimes de violences. Mais faute de moyens centraux et locaux, l’hébergement n’y excède pas une semaine. Par ailleurs, certaines organisations bien établies reçoivent des fonds, mais les femmes qui les dirigent constituent un petit réseau qui s’entraide en vase clos.

Auparavant, dans un contexte post-colonial, la plupart de ces mouvements féministes ont également été récupérés par un féminisme d’État ?

Dans les sociétés des anciennes colonies, les femmes jouaient un rôle très important. Mais après l’indépendance, elles ont pour la plupart été écartées du pouvoir – comme ce fut également le cas en France après la Révolution française. Dans les pays arabes, on a assisté à un féminisme d’État : les États indépendants ont « pris en main » le statut des femmes et celles-ci étaient représentées par des organismes en lien avec les autorités. Ainsi, en Tunisie, ce type d’organisation était dirigée par la femme du président Ben Ali, en Iran, par la sœur du chah d’Iran et, en Égypte, par l’épouse d’Anouar el-Sadate. Ces organisations officielles ont étouffé la voix des femmes. En Algérie, avec le FLN – Front de libération nationale – au pouvoir, longtemps, les activités indépendantes féminines n’étaient pas autorisées.

Saudi woman Gamela Aldakhel, arrives from work driving her own car, on the first day after lifting the driving ban on women, in Riyadh, Saudi Arabia, 24 June 2018. Women in Saudi Arabia got behind the wheel on Sunday after a decades-long ban was lifted as part of a liberalization drive in the conservative kingdom. Photo: Gehad Hamdy/dpa

Depuis deux ans, les Saoudiennes peuvent conduire une voiture. Mais sur le fond, leurs droits fondamentaux sont toujours bafoués. © Gehad Hamdy/DPA Picture-Alliance/AFP

Aujourd’hui, les relations restent ambivalentes entre ces États et les anciens colonisateurs. Tandis que l’image de la femme est instrumentalisée par les autorités ?<\small>

C’est très flagrant en Arabie saoudite. Alors que certains droits ont été accordés aux femmes par Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, tels que le permis de conduire ou l’accès au pouvoir, des femmes ministres se retrouvent incarcérées. Il s’offre une image internationale en vue de négociations économiques, pour le commerce des armes, etc. De son côté, le chah d’Iran s’affichait également comme un réformateur pour casser une image moyenâgeuse, tout en déclarant aux médias que les femmes étaient inférieures aux hommes. Ou encore, au Maroc, le roi a beaucoup tergiversé par rapport au Code du statut personnel, puis avec la montée des islamistes, il a accepté la réforme de la Moudawana.

Sous couvert réformiste, il n’y a donc pas de réelle volonté des pouvoirs en place de modifier leur législation. Les femmes sont-elles désormais les actrices du changement ?

En Turquie, où en 1924 les lois ont théoriquement été laïcisées, c’est-à-dire séparées de l’islam, et où en 1937 les femmes ont obtenu des droits politiques, on est encore très loin de l’égalité des genres. La représentation des femmes au Parlement a été très faible jusqu’en 1994, puis leur nombre a augmenté, sous l’impulsion des islamistes qui y ont poussé les femmes présentes dans leurs troupes. Au départ, elles ont également été instrumentalisées par ces derniers pour remplir le Parlement. Puis peu à peu, elles ont pris conscience que les lois n’étaient pas en leur faveur. Et de hautes responsables du parti AKP ont commencé à le critiquer. Certaines ont été exclues du parti, d’autres ont démissionné et parfois monté leurs propres associations militantes. Ces féministes sont toujours musulmanes, mais elles tentent de changer les lois, notamment en ce qui concerne le divorce et la garde des enfants. Idem en Iran, où les femmes peuvent accéder au pouvoir, mais avec l’autorisation de leur mari. Parallèlement, comme de nombreux régimes sont confrontés à une opposition islamiste, cela fait valoir des voix féminines non islamistes.

Constate-t-on des avancées au sein des nouvelles générations ?

En Arabie saoudite, depuis les années 1970, le taux de natalité a fortement chuté. Il est passé de 8 à 1,8 par ménage actuellement. En Iran, les jeunes couples de classe urbaine souhaitent rompre avec le système patrilinéaire, afin d’assurer l’égalité des genres. Ils vivent ensemble sans se marier, de façon cachée et hors la loi. Mais s’ils veulent des enfants, ils sont contraints par la tradition à se marier.

Cette évolution est-elle également palpable parmi les ethnies, écartées du pouvoir central ?

Je parlerai principalement de deux ethnies : les Turkmènes, qui habitent au nord de l’Iran, et les Baloutches, qui vivent majoritairement au Baloutchistan, une province du sud-ouest du Pakistan. Ce sont deux ethnies à la fois non perses et sunnites, qui cultivent de nombreuses différences. Elles vivent dans des régions périphériques, plus pauvres et discriminées. Alors que les femmes turkmènes étudient et se marient tardivement, les familles baloutches s’opposent traditionnellement à l’éducation des filles, car un haut niveau de qualification les rend difficilement mariables. Mais, en raison de l’urbanisation et d’une socialisation liée, des femmes de cette ethnie issues de classes moyennes sont aujourd’hui professeures, médecins, etc., et féministes. De même, jusqu’à il y a peu, toutes ethnies confondues, seul le père décidait de l’envoi aux études de leur fille, mais le rôle des mères s’est intensifié à cet égard. Elles défendent l’indépendance financière, pour se soustraire à la domination masculine. Et par le tissage ou autre activité manuelle, des villageoises épargnent pour que leur fille ait accès aux filières de formation. La révolution est lente et elle se fait par le bas, aussi bien du côté sunnite que chiite.